janvier 10, 2007

LA DOUBLE NATIONALITÉ EN HAITI AUJOURD'HUI / DE L'EXCLUSION À L'INCLUSION...

LA DOUBLE NATIONALITÉ EN HAITI AUJOURD'HUI /
De l'exclusion à l'inclusion

Par Claude Souffrant, Professeur de sociologie

La crise Dumarsais Siméus, crise de la double nationalité a, au cours de la période électorale 2005-2006, ébranlé Haïti jusque dans son institution la plus fondamentale : La Cour de cassation. Une crise d'une telle profondeur mérite de retenir l'attention des éducateurs du peuple haïtien. Cette crise s'enracine dans une vision haïtienne du monde qu'une sociologie prospective, curieuse des mutations en cours, doit prendre la peine d'explorer. Car le sens de la marche que nous montrons c'est l'intégration des Haïtiens de l'extérieur, l'effacement de la frontière d'exclusion qui les mettait à part. Étape vers l'intégration régionale. Intégration avec la République dominicaine, avec les pays de la Caraïbe, avec les nations du continent américain, avec lesquelles nous sommes aujourd'hui à couteau tiré.
Auscultant cette crise, comme nous y invite le journal Le Nouvelliste du 23 octobre 2005 p3, nous la diagnostiquons comme une crise de gestion de ressources humaines par exclusion appauvrissante. Conclusion trouvée au terme d'un parcours qui commence par l'exclusion constitutionnelle puis montre comment on restait haïtien au 19e siècle, et comment on le reste au temps nouveau de l'ouverture des frontières qu'est le 21e siècle.
Le refus haïtien de la double nationalité est inscrit dans l'article 15 de la constitution de 1987 : «la double nationalité haïtienne et étrangère n'est admise en aucun cas ».
Ce dont les « étrangers » (art . 53) sont ainsi privés, c'est , en gros, du droit d'élire et d'être élus. D'être élus aux fonctions de président, de sénateur, de député ( art 58 a, b, c.). De participer à la vie politique du pays à titre d'électeur ( art 58). Exclusion que les « coupables » de double nationalité ressentent comme une injustice envers eux qui participent si largement à la vie économique du pays. Exclusion qui leur semble un anachronisme à dépasser. Contestation que confirme la réflexion philosophique contemporaine sur la « condition d'étranger ».
L'Esprit des Lois de Montesquieu nous apprend qu'une loi n'est pas un décret éternel. Elle ne tombe pas du ciel. Elle nait d'une société, d'un moment social, en réponse à des circonstances particulières. Une histoire des constitutions d'Haïti, comme celle de Claude Moise par exemple, nous apprendrait quelle fut la situation du pays en 1987, quel fut l'esprit du temps, quel mal voulaient guérir les prescriptions des constituants. Produit d'un contexte historique, toute loi, est en principe susceptible d'aggiornamento, de modifications selon les changements sociaux. La soumission qui est due à la constitution est une soumission créatrice. Le respect , un respect inventif. Il n'y a aucun sacrilège à amender une constitution . Bien plus, notre constitution, de son propre aveu (art. 282) est toujours à réformer parce que la vie est toujours en mouvement.

Le refus d'une époque
Mais pour comprendre la résistance qu'une certaine mentalité haïtienne oppose à la double nationalité, il faut aller au-delà d'une déclaration sèchement juridique. Il faut changer de genre littéraire et aller au roman et à la poésie haïtiennes pour découvrir une source de sentiments de culpabilité inculqués dès l'école aux Haïtiens par une littérature qui représente la naturalisation comme une honteuse trahison. Un échantillon représentatif de cette littérature est le texte du romancier haïtien Frédéric Marcelin intitulé « Je veux rester haïtien ».

Je veux rester haïtien
« Quelques citoyens dégoûtés, fatigués de leurs propres déboires ou de ceux qui arrivent aux autres, ont déserté notre nationalité. Ils n'ont pas trouvé que la douceur de souffrir pour l'idéal vague, lointain, peut-être irréalisable de la constitution définitive de notre petit État, fût appropriée à leur âme pratique, essentiellement soucieuse de palpables satisfactions. Ils n'ont pas senti vibrer en eux la foi des visionnaires, celle qui fait les martyrs, les augustes devins, celle qui permet de trouer les siècles, de voir par-delà les horizons de l'avenir. Tant pis pour eux- je ne les ai jamais enviés. Rien ne paraît confirmer qu'ils ne soient parfaitement heureux, glorieux, fiers même. Moi, à leur place, je serais misérable, craintif, tourmenté, humilié, Jamais, par exemple, je n'oserais écrire « Ma patrie ! mon pays », en m'adressant à ma nouvelle patrie. Je serais honteux de profaner de tels mots, sacrés dans toutes les langues. Il me semblerait commettre le pire des sacrilèges. Il me semblerait surtout que mes nouveaux concitoyens, ceux dont j'aurais quêté la protection, garderaient toujours vis-à-vis de ma personne une attitude singulière, une attitude de défiance, de compassion pitoyable et ironique. Pourrait-on vraiment à leur face s'exclamer, comme je le fais librement de toute mon âme, en parlant de chère Haïti : «ô mon pays ! ô ma patrie ». Ne serait-on pas ridicule de s'exprimer ainsi d'un sol où rien ne vous attache, aucun souvenir, aucune affection, aucune souffrance, rien que la stérile, l'égoïste sécurité de notre vie matérielle, terre à terre... Oui ceux qui se condamnent à changer de nationalité se condamnent, par cela même, à ne plus tenir une plume, à ne plus être poète, ni écrivain, ni historien, ni quoi que ce soit dans le domaine de l'esprit. Ils se sont enlevé la fibre essentielle. Ils sont, ils ont voulu demeurer, ils resteront à jamais des mercantis.
F. Marcelin (La confusion de Bazoute)\

Né à Port-au-Prince en 1848, mort en 1911 à Paris où il passa une bonne partie de sa vie et où reposent, au cimetière du père Lachaise, ses cendres, Frédéric Marcelin est, pour l'essentiel, du 19e siècle. Siècle de l'essor des nationalismes et du culte des particularismes.
Époque où le territoire de la naissance, la terre des pères, la langue maternelle, la religion des ancêtres, la monnaie nationale étaient tabous. La mode était à l'enfermement nationaliste et la naturalisation ne pouvait être vue que comme tératologique. La diaspora haïtienne à Paris au 19e siècle fut une émigration d'étudiants et d'intellectuels. Les familles aisées y envoyaient étudier leurs fils et leurs filles pour revenir occuper les fonctions dirigeantes du pays. C'est à ces fils de famille que s'adresse Frédéric Marcelin dans une œuvre littéraire presque tout entière éditée en France. Il n'a pas connu l'émigration populaire des années 1980, émigration de travail manuel à la poursuite du pain quotidien. Cette situation lui était étrangère.

Le tournant de l'époque contemporaine
Avec Marcelin, nous sommes à deux siècles de distance du 21e siècle dont le mot clé est mondialisation. L'époque contemporaine, ouverte après la Seconde guerre mondiale, se caractérise en effet par l'ouverture des frontières et des sociétés. Aujourd'hui on se veut médecin sans frontières, citoyen européen autant que français, caribéen autant qu'haïtien. On achète au marché commun, paie en euro, parle les deux ou trois langues utiles au marché du travail devenu multinational. On se proclame œcuménique ou laïc c'est-à-dire tolérant des diverses religions auxquelles on reconnaît des valeurs propres.
Avec Marcelin, nous sommes à deux siècles de distance de l'Haïtien du 21e siècle qui ne croit plus à cette superstition nationaliste que la naturalisation tarit l'inspiration littéraire. La preuve, c'est le magnifique panorama de la littérature haïtienne de la diaspora publié en 1997 par Pierre-Raymond Dumas. Ouvrage qui donne à découvrir la brûlante ferveur patriotique qui couve au cœur d'Haïtiens naturalisés ou non de la diaspora. Haïtiens qui, même naturalisés, récusent l'épithète d'étrangers.
C’est qu'il y a diverses manières à diverses époques de rester haïtiens. Aujourd'hui on veut rester haïtien, c'est-à-dire rester au service de son pays, lui apportant finances et expertise bien que naturalisé. On se veut patriote mais autrement. D'un patriotisme constructif différent du patriotisme romantique de Marcelin.

Sur ce point, deux sensibilités s'opposent en Haïti. D'une part, la mentalité nationaliste qui est à l'origine de la crise de la double nationalité.
D'autre part, la mentalité post nationale qui comprend que pour résoudre des problèmes comme le chômage par exemple, le cadre national traditionnel est devenu trop étroit d'où le nécessaire établissement de marchés communs régionaux permettant la libre circulation de travailleurs dans un espace multinational. D'où la nécessité d'une intégration régionale organisée. La nécessité aussi de repenser le concept de patriotisme en lui enlevant ses œillères.
Conclusion
La société haïtienne présente un pattern d'exclusion de groupes sociaux :
- exclusion de la femme infantilisée par l'homme
- exclusion du paysan vilipendé dans toutes les langues
- exclusion du naturalisé ostracisé par ses compatriotes
À suivre
lundi 13 novembre 2006
(voir édition du lundi 13 novembre 2006)
Conclusion
La société haïtienne présente un pattern d'exclusion de groupes sociaux :
- exclusion de la femme infantilisée par l'homme (10)
- exclusion du paysan vilipendé dans toutes dans toutes les langues (11)
- exclusion du naturalisé ostracisé par ses compatriotes (12)
Un mouvement général d'inclusion s'esquisse à l'heure actuelle. Il est initié paradoxalement, par la constitution de 1987 qui abroge en son article 297 l'exclusion des vodouisants et des communistes. Mais l'aspiration libertaire qui la caractérise s'arrête à mi-chemin et laisse en dehors des catégories d'exclus.
L'inclusion de l'Haïtien naturalisé étranger est dans la conjoncture des années 2006, une revendication qui s'inscrit dans les publications d'avant-garde : Écrits de géographes, d'historiens, de recteurs d'universités, de socio- logues, de chefs d'États. Énumérons-en des échantillons représentatifs :
Anglade (Georges) Atlas critique d'Haïti, Montréal E.R.G.E. 1982- p. 76
Aristide (Jean-Bertrand) Investir dans l'humain, P-au-Pce, Henri Deschamps, 1999 chapitre 14
Bissainthe (Gérard) « L'intégration des Haïtiens d'outre-mer dans la vie nationale haïtienne » dans Souffrant (Claude) Haïti à l'ère des ordinateurs. P-au-P, Henri Deschamps 2004, pp 185 à 2005
Moise (Claude) Constitutions et luttes de pouvoir en Haïti, Montréal, Cidihca 1990, Tome II p. 478
Souffrant (Claude) Haïti à l'ère des ordinateurs. Diaspora, Femmes, Éducation, P-au-P, Henri Des- champs 2004 Ch I pp 9 à 26. De la patrie close au village planétaire.
Cette volonté d'intégration amène une perception positive du travailleur haïtien expatrié. Ce travailleur, naturalisé ou non, est de moins en moins perçu comme un mercantin ainsi que le voyait Frédéric Marcelin.
Il est de moins en moins tenu pour un mendiant à la manière du poète Anthony Phelps. Il est salué par les Haïtiens éclairés comme un travailleur sans frontières. Un bailleur de fonds à sa famille et à sa patrie. Ce qui est une manière contemporaine de rester haïtien même naturalisé étranger.
mardi 14 novembre 2006

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