octobre 24, 2007

LES CAYES : LA JUSTICE SERAIT-ELLE PRISE EN OTAGE?

Les Cayes : la justice serait-elle prise en otage ?

Par Samuel Baucicaut

Côté performance, le tribunal de première Instance des Cayes arrive deuxième, après celui de Mirebalais. En témoignent les chiffres de l'année judiciaire 2006-2007, où le taux de détention préventive est l'un des plus bas de tout le pays. C'est cependant une juridiction à problèmes, où certains acteurs oeuvreraient en dehors des normes. Coup de projecteur sur le fonctionnement du TPI de la troisième plus importante juridiction d'Haïti.


« N'avez-vous pas l'impression que la justice aux Cayes est prise en otage par les juges ? », demandait récemment un avocat du Barreau des Cayes au bâtonnier de l'Ordre des avocats de cette juridiction, Me Jean-Roger Olivier.

Cette question, qualifiée de « très révélatrice » par le bâtonnier des Cayes, est symptomatique d'un ensemble de difficultés auxquelles font face les membres locaux de la basoche dans l'exercice de leur profession.

Ils sont trente-six avocats régulièrement inscrits à l'Ordre des Cayes. Mais dans l'exercice de leur profession, ils doivent faire face à un ensemble de problèmes inhérents au fonctionnement de tout l'appareil judiciaire de la juridiction.

Le bâtonnier cite ainsi une kyrielle d'irrégularités qui, selon lui, traduisent une situation méritant une intervention rapide des autorités en vue d'y mettre fin. « On a l'impression que les juges, dit Me Olivier, ne viennent pas au tribunal par obligation ni par devoir, mais par amitié pour certains avocats et par inimitié pour d'autres.

Une fois, poursuit-il, une affaire devait être entendue à dix heures du matin. Mais le juge s'est présenté peu avant une heure de l'après-midi pour ensuite déclarer aux parties qui l'attendaient: " Je ne suis pas venu pour vous, mais pour Me. Untel." Ensuite, le magistrat se tourne vers Me Untel et lui affirme: " Je suis venu aujourd'hui parce que c'est vous. Je ne viendrais pour personne d'autre ". »

Devoir ou copinage

Le bâtonnier dit avoir rencontré le Doyen du TPI des Cayes à ce sujet et espère qu'il va intervenir sous peu en vue de rétablir le sérieux de l'institution. Sinon, « le justiciable aura l'impression que la justice est partisane et aura tendance à se faire justice lui-même. Il y a moyen d'y apporter des corrections. Il vaut mieux le faire avant qu'il ne soit trop tard. »

Le bâtonnier en a profité pour dénoncer « pressions et menaces » qu'auraient exercées certains juges sur des avocats militants de la juridiction des Cayes. « Pour un cric ou un crac, marmonne-t-il, certains juges menacent d'arrestation les avocats dans l'exercice de leur profession. »

Respecter les procédures

Le Doyen du Tribunal de Première Instance des Cayes, Me André Esner Milien, a reconnu certaines des charges retenues contre certains magistrats de sa juridiction. Toutefois, il dit que les comportements dénoncés par le bâtonnier de l'Ordre des avocats des Cayes ne concernent qu'un seul juge, dont il s'est gardé de révéler l'identité.

« Il y a effectivement un juge d'instruction qui ne respecte pas les procédures, a-t-il avoué. Parfois, moi, en ma qualité de Doyen, je suis obligé d'intervenir. »

Le bâtonnier s'en est pris également aux membres du Parquet du TPI des Cayes qui, a-t-il dit, interviennent fort souvent dans des cas qui ne relèvent pas de leur compétence. Il dénonce la lenteur associée à la négligence des magistrats debout. Il relate un cas où une décision fut rendue contre un justiciable. « Mais, poursuit-il, le Parquet refusa de donner exequatur à cette décision passée en force de chose souverainement jugée. Et le condamné court encore les rues. »

Un autre cas soulevé par le bâtonnier des Cayes est celui d'une affaire entendue depuis avril dernier. Le réquisitoire définitif y relatif est sorti en juin. Et jusqu'à présent, il n'est pas encore acheminé au juge qui doit rendre sa décision. Là encore, il y a confirmation. Elle vient du Commissaire du gouvernement du TPI des Cayes, Me Eugène Yacinth Joseph. « Si le réquisitoire n'est pas acheminé au juge, c'est le problème du greffe du tribunal », a-t-il dit en guise de confirmation.

Difficulté et performance

Le Commissaire du Gouvernement reconnaît toutefois que le Parquet accorde certaines fois priorité à certains dossiers soumis à son appréciation. Mais cette priorité est fonction de leur caractère urgent. En ce sens, il s'inscrit en faut contre les allégations de certains avocats selon lesquelles il y aurait négligence au Parquet.

Parallèlement à ces difficultés, le Tribunal de Première Instance des Cayes est l'un des plus performants sur l'ensemble du pays. Pour l'année judiciaire 2006-2007, cette juridiction a réalisé quatre assises criminelles dont trois sans assistance du jury.

Couvrant les communes des Cayes, de Camp-Perrin, de Maniche, de Ile-à-Vâches, d'Arniquet, de Sain-Jean du Sud, de Chantal et de Port-Salut, la juridiction des Cayes est aussi parmi celles où le taux de détention préventive est le plus bas. Au moment de l'interview, il y avait à la prison civile des Cayes 218 détenus, y compris ceux de la Juridiction d'Aquin. En ce qui concerne la juridiction des Cayes, plus de 80% des détenus purgent leur peine pour une condamnation prononcée par qui de droit. Mais « les conditions de détention sont infrahumaines », a admis le Doyen. « Quand il pleut, l'espace est inondé. L'eau monte à plus d'un mètre et les détenus sont contraints de rester debout jusqu'à ce que le niveau de l'eau baisse », a poursuivi Me Milien en guise d'illustration.

De meileurs moyens pour de meilleurs résultats

A signaler que cette bonne performance du TPI des Cayes est réalisée non sans peine. Ils sont six magistrats dont trois juges d'instruction à distribuer la justice aux justiciables des Cayes. Cette distribution de la justice se fait avec de faibles moyens.

En effet, seul le Doyen de ce tribunal dispose d'un véhicule. Ce dernier est utilisé à la fois pour les besoins du Décanat, du Parquet, du Cabinet d'Instruction, quand il faut extraire les détenus pour interrogatoire. Bref, du tribunal tout entier. Le tribunal ne dispose pas d'ordinateur ni d'aucun frais de fonctionnement, Doyen qui s'est montré très amer à l'égard des autorités de Port-au-Prince.

« Nous avons effectué des démarches pour corriger cette situation. Mais celles-ci sont classées sans suite uniquement parce qu'on est de la Province. Lorsqu'ils veulent se justifier, ils disent avoir donné des primes aux juges », faisant allusion aux primes accordées par l'UCREF (Unité centrale de Renseignement financier) à certains juges de la juridiction de Port-au-Prince.

Pour exprimer sa colère, le Commissaire du Gouvernement, Me Joseph Eugène Yacinthe, travaillant avec quatre substituts, n'a pas manqué de souligner, faisant allusion à son ministère de tutelle, « le ministère de l'Injustice ne nous accorde aucun moyen de fonctionnement. Nous travaillons, renchérit-il, avec les moyens du bord ».

Dans la juridiction des Cayes, tous les acteurs ou presque travaillent dans des conditions difficiles. Magistrats debout ou assis, avocats et justiciables, doivent faire face aux problèmes internes et externes auxquels le système se trouve confronté. En dépit de tout, cette juridiction affiche de bons résultats comparativement à d'autres dotées de meilleurs moyens. Impérieusement, les pouvoirs publics doivent offrir à la juridiction des Cayes les moyens de sa politique afin qu'elle soit plus à même de rendre justice à qui justice est due.


Samuel BAUCICAUT
baucicaut@yahoo.fr

JUSTICE: MISSION DIFFICILE !

Justice: une mission difficile !

Par Samuel Baucicaut

La juridiction d'Aquin, dans le département du Sud, est l'une des plus criminogènes du pays. Mais côté force publique, elle est aussi l'une des plus faibles d'Haïti. La commune d'Aquin, chef lieu de la juridiction, ne dispose en effet que d'une douzaine d'agents de police pour « Protéger et Servir », comme dit la devise de la PNH, une population de plus de quatre-vingt mille habitants environ.

Assassinats, agressions sexuelles, vols et trafic illicite de stupéfiants sont les principaux chefs d'accusation retenus contre les 78 détenus incarcérés à la prison civile d'Aquin et à celle des Cayes au 18 octobre dernier. Le trafic de stupéfiants qui arrive en 4e position des crimes et délits reprochés aux détenus, aurait facilement pu occuper la première place. Cependant, le manque criant de moyens auquel font face les forces de l'ordre basées dans la juridiction d'Aquin les empêche d'accomplir leur mission au moment même où cette activité illicite est de plus en plus usitée dans cette région côtière, sise à jet de pierre des côtes jamaïcaines et colombiennes.

Eu égard aux faibles moyens dont dispose la police, bras armé de la justice, le nombre de personnes arrêtées pour leur implication présumée dans le trafic de stupéfiants est insignifiant par rapport à l'ampleur du phénomène. C'est ce qu'ont dit le commissaire du gouvernement près le tribunal de Première instance d'Aquin, Me Antoine André, ainsi que le doyen a.i du tribunal civil, Me Emmanuel Zéphir.

« Le trafic de stupéfiants, reconnaît Me André sous le regard approbateur de Me Zéphir, est très florissant dans la juridiction. Mais très peu de trafiquants sont arrêtés en raison de la faiblesse de la justice et surtout de la police. »

Douze policiers pour 80 mille habitants

La juridiction d'Aquin s'étend sur trois communes (Aquin, Saint Louis du Sud et Cavaillon), deux quartiers (Vieux-Bourg d'Aquin et Fonds des Blancs), 23 sections communales et un chapelet d'îlots adjacents. Quatre officiers du parquet - dont trois substituts du commissaire du gouvernement -, deux juges de siège - dont le Doyen du tribunal - et trois juges d'instruction participent à la distribution de la justice à Aquin aux côtés des juges de siège. Ils sont aidés dans cette tâche ardue par des juges de paix, des greffiers, des huissiers et d'autres membres de l'appareil judiciaire.

Mais seulement une douzaine de policiers sont affectés au commissariat d'Aquin, chef lieu de la juridiction. Depuis février 2004, il n'y a aucun agent pénitentiaire à Aquin. Le commissariat de police a été déchouqué, et la prison civile, attenante au commissariat, mise à sac lors du soulèvement contre l'ex-président Aristide. Les agents de l'APENA, chassés par des assaillants, pour répéter les mots de Me Zéphyr, n'y sont plus retournés depuis. Et c'est cette douzaine de policiers qui remplit la double fonction de police administrative et de gardiens de prison.

A ces douze agents ont été confiées, en effet, les tâches de surveiller la prison, de conduire les détenus au cabinet d'instruction ou au parquet pour interrogatoire, et au tribunal pour jugement. Ils remplissent également les fonctions de police préventive et doivent effectuer des contrôles routiers sur la Route nationale # 2, exécuter les mandats, accompagner les juges de paix lors des constats, etc. « Je ne veux pas défendre la police mais les problèmes auxquels elle fait face ne sont pas sans incidence sur le fonctionnement de l'appareil judiciaire », dit le commissaire du gouvernement, énumérant toute une kyrielle de cas à titre d'exemples. Continuer >





La police d'Aquin dispose d'un seul véhicule en état de fonctionnement. Ce dernier est utilisé pour remplir des tâches administratives, à la fois a Port-au-Prince ainsi qu'au niveau du département, telles récupération et distribution de chèques aux commissariats de police du Sud. On utilise ce véhicule aussi pour le transport des détenus de la prison au tribunal, et vice versa. C'est aussi le véhicule de service du commissaire de police qui l'utilise pour ses déplacements vers Port-au-Prince.

Un véhicule à tout faire

A cette carence criante de moyens s'ajoutent des problèmes structurels. Le bâtiment abritant, la prison ayant été mis à sac, n'est pas encore complètement opérationnel. Les détenus présentant le plus grand potentiel de dangerosité, et ceux déjà condamnés, sont transférés aux Cayes. Des 78 détenus de la juridiction, 27 seulement, dont un mineur, sont incarcérés à Aquin. Tous les autres, dont 33 condamnés, sont hébergés dans la prison civile de la ville des Cayes située à 54 km d'Aquin.

« Lorsqu'on émet un ordre d'extraction pour un détenu pareil, si l'unique véhicule de police n'est pas disponible, souligne Me. André, la justice n'a pas l'opportunité de le voir conduit par devant elle pour être interrogé sur les faits a lui reproches. Lorsqu'une telle occasion est ratée, la nouvelle opportunité s'offre à la huitaine. »

Un centre de détention pour Aquin

« Ce qui nous met dans nos petits souliers quand s'agit pour nous de rendre les décisions de justice », renchérit le Doyen a.i. Me Zéphyr cite à titre d'exemple plusieurs cas de détention en attente d'être jugés. Mais à chaque qu'il faut se prononcer, la justice doit faire face à ces difficultés qui entravent sa bonne marche. Or, ajoute-t-il, « Il n'y a pas réellement de prison à Aquin et les détenus les plus dangereux sont toujours transférés aux Cayes pour leur sécurité et celle de la société. »

Parallèlement, lorsqu'un acte d'accusation est rédigé ou une ordonnance rendue relativement à un détenu incarcéré aux Cayes, la Parquet d'Aquin se voit obligé d'adresser une correspondance à son homologue des Cayes pour lui demander de faire signifier cet acte ou cette ordonnance par un huissier des Cayes à la personne détenue.

Fort souvent, cette correspondance n'est pas acheminée le jour de sa rédaction ni exécutée le jour de sa réception. « Tout cela constitue des retards qui entravent la marche régulière de la machine répressive », note le Commissaire du Gouvernement qui affirme que son véhicule privé est fréquemment mis au service de la justice.

En dépit de toutes ces difficultés, Mes Zéphyr et André estiment qu'ils ont « fait de leur mieux pour réduire de manière considérable le taux de détention préventive prolongée », en procédant au jugement à au moins une trentaine de jugements criminels au cours d'une année judiciaire, hormis les affaires correctionnelles qui se chiffrent à plus d'une vingtaine. »

Aquin est, comme d'autres, une juridiction à problèmes. Pas de moyens de locomotion, manque d'effectif de la police, pas de frais de fonctionnement, pas de prison : « Ce sont des problèmes graves et des conditions de travail très difficile, estime, Me Zéphyr. « C'est boulot à la fois difficile et périlleux », rétorque Me. Antoine. Les responsables disent avoir beau entreprendre des démarches auprès des autorités de Port-au-Prince pour y remédier. Mais celles-ci, selon eux, ne font l'objet d'aucun suivi et sont peut-être classées sans suite.


Samuel BAUCICAUT
baucicaut@yahoo.fr