janvier 11, 2008

PROPOS DU PRÉSIDENT A. I. DE LA COUR DE CASSATION

Discours de George Moïse, président a.i de la Cour de cassation

Mesdames, Messieurs,

Hier, nous étions aux Gonaïves pour magnifier, comme chaque année, la geste héroïque de ces célèbres va-nu-pieds qui nous ont forgé notre indépendance ; aujourd'hui, jour des aïeux, ce sont les héros eux-mêmes que nous glorifions ; nous leur avons rendu hommage en déposant ce matin une gerbe de fleurs au pied de l'Autel de la Patrie. Ils nous sont reconnaissants de ne les avoir pas oubliés, mais ils ne sont pas contents. Ils sont tristes de constater l'état de dénuement dans lequel se trouve cette Nation qu'ils nous ont léguée au prix de tant de sacrifices et que, par notre incurie, nous laissons traîner au peloton de queue des pays de ce monde. Nos ancêtres se lamentent surtout de la misère dans laquelle sont plongés plus de trois quarts de notre population. Ils sont victimes d'une injustice dont l'origine remonte au lendemain même de notre indépendance. En effet qui ne se souvient de ce cri pathétique poussé par Jean-Jacques Dessalines constatant l'accaparement par une certaine élite des terres ayant appartenu aux anciens colons de Saint-Domingue : «Et ceux-là dont les pères sont en Afrique, ils n'auront donc rien ?» Il envisageait déjà le bien-être de la collectivité, il voulait faire de la justice en général et de la justice sociale en particulier, la pierre angulaire de ce nouvel Etat que lui et ses pairs venaient de créer. Il n'y a pas de doute qu'il aurait jeté les bases d'un développement harmonieux parce que égalitaire de ce pays s'il n'avait pas été prématurément fauché par les balles assassines de ceux-là qui s'étaient sentis lésés dans leurs intérêts par la politique de l'empereur.

Cette disparition avait alors consacré le clivage «élites/masses populaires». Nos braves paysans devaient trimer dur dans les champs pour supporter le train de vie fastueux des propriétaires terriens absentéistes, mais il n'y avait pas d'écoles pour leurs enfants, pas de centres de santé pour les soigner quand ils tombaient malades. Les gouvernements qui se sont succédé à travers notre histoire ne s'étaient pas souciés de promouvoir la justice sociale dans le pays. Au fil des années, des unités scolaires seront ouvertes dans quelques communes de la République, mais pas en nombre suffisant au point d'empêcher que le taux d'analphabétisme atteigne le niveau le plus élevé de la région ; quelques hôpitaux seront construits dans les grandes villes et des dispensaires dans les bourgs, mais les paysans auront à parcourir des dizaines de kilomètres pour bénéficier de leurs soins. Il faudra attendre le gouvernement du président Dumarsais Estimé pour voir se profiler une politique d'amélioration du sort des masses paysannes et ouvrières ; ainsi on assistera au relèvement du salaire minimum des travailleurs, et à l'institution de bureaux de travail pour le faire respecter, ainsi que la création de syndicats d'ouvriers, une première dans le paysage social haïtien. Malheureusement, ce président qui aurait pu faire davantage pour les couches défavorisées, avait préféré concentrer toute son énergie à la création d'une bourgeoisie noire pour faire contrepoids à la bourgeoisie mulâtre. Le gouvernement de Paul Magloire doit être crédité de la construction de logements sociaux à Delmas et aux Gonaïves ainsi que de la création de l'Institut d'Assurances Sociales d'Haïti (IDAH) chargé de garantir aux travailleurs une juste protection contre les risques d'accident de travail.

La lutte en faveur de la justice sociale était l'une des promesses inscrites au programme de François Duvalier, mais l'essentiel de son combat comme de celui de son fils était de se débarrasser de tous ceux qui menaçaient leur pouvoir d'autocrate. Ils portent la responsabilité d'avoir été à l'origine de la création des bidonvilles infects de la capitale peuplés de dizaines de milliers de paysans qu'ils arrachaient de leurs terres les 22 septembre, 22 mai et 22 juin de chaque année et transportaient à Port-au-Prince, sans garantie de retour, dans l'intention manifeste d'effrayer les résidents de cette ville par une démonstration de force plutôt menaçante que rassurante. Cette action néfaste d'irresponsables a eu pour conséquence, en dépeuplant les campagnes, de réduire la capacité de production agricole du pays et de créer une nouvelle catégorie de miséreux. Toutefois, on peut porter à leur actif : la fixation du salaire minimum des ouvriers à trois dollars américains, un montant supérieur à celui qui est payé aujourd'hui ; la construction d'hôpitaux comme celui de l'OFATMA et de Bon Repos. Malheureusement ce dernier a été vandalisé à la chute de la dictature et a dû cesser de fonctionner, tout comme la Cité Simone qui, devenue Cité Soleil, s'est dégradée sans aucun espoir de réhabilitation. Ces dernières années, les ONG sont venues à la rescousse de l'Etat, elles construisent et gèrent des centres de santé dans les coins les plus reculés, elles amènent l'école aux enfants des campagnes et des bidonvilles, elles donnent à manger aux affamés. Mais il faut aussi rendre hommage au régime de 1996/2001 qui s'est intéressé au développement de l'arrière-pays à travers la construction de routes rurales et d'écoles secondaires dans la plupart des bourgs du pays.

Beaucoup reste à faire dans le domaine de la justice sociale. Il faut réduire l'écart considérable qui existe entre les riches et les pauvres ; cela se fera par le relèvement du niveau de vie de ces derniers sans pour autant entreprendre d'appauvrir les premiers. Comme le Chef de l'État l'a si justement souligné dans son discours des Gonaïves, il faut la création d'emplois tant par l'Etat que par le secteur privé. A la charge du premier sont les infrastructures : routes, électricité, télécommunications, installations portuaires et aéroportuaires ; ce sont là des conditions indispensables pour attirer les investisseurs, en plus de l'octroi d'avantages fiscaux et douaniers. L'Etat pourrait également initier des entreprises dans des domaines plus ou moins risqués où les hommes d'affaires hésitent à s'aventurer, mais compte tenu de sa réputation de mauvais gestionnaire, il devrait les remettre à des particuliers une fois qu'elles commenceraient à tourner à plein rendement. Et pourquoi ne pas inviter ces grandes sociétés qui avaient dû fermer leurs usines faute de rentabilité, à reprendre leurs activités en négociant avec elles des modes de taxation appropriés ? Pourquoi également ne pas favoriser la reprise de l'exploitation des mines et carrières qui employaient tant de bras ?

La justice sociale, c'est procurer des logements décents au démunis à des prix abordables. Remplacer les bicoques des bidonvilles par des immeubles pouvant abriter chacun une vingtaine de familles aiderait à résoudre à la fois les problèmes d'insalubrité et d'insécurité. Les masses défavorisées sont celles qui ont le plus besoin des soins de santé, car les conditions dans lesquelles elles vivent favorisent la propagation de maladies de toutes sortes, il faut donc leur construire des établissements sanitaires à demeure, où tout est gratuit, y compris les médicaments. L'éducation, c'est ce qui favorise l'ascension sociale, c'est donc ce qui permettra aux pauvres de sortir de leur situation de misère, d'où la nécessité pour l'Etat de créer le plus grand nombre d'écoles possibles dans les sections communales et dans les banlieues des villes, sans frais d'inscription pour les élèves, mais en leur procurant de préférence livres et matériel scolaire, et même des récompenses pécuniaires à titre d'encouragement. Et puis, s'il faut penser à une main-d'oeuvre qualifiée, il faut des écoles professionnelles. Nombre de pays privés de matières premières se sont développés grâce à leurs ressources humaines. Haïti a une population composée en majorité de jeunes qui, s'ils avaient un métier, une profession technique, pourraient devenir un outil formidable de développement économique.

La justice sociale, c'est aussi procurer au travailleur un salaire lui permettant de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. L'Etat a donc pour devoir de relever le salaire minimum garanti qui actuellement n'atteint pas deux dollars américains, tout en ayant à l'esprit la notion de compétitivité pour ne pas dissuader les éventuels investisseurs, voire faire fuir ceux qui sont déjà sur place. Il faut aussi penser à ceux qui ne peuvent point ou plus travailler, c'est-à-dire, les handicapés, les estropiés et les vieillards qui n'ont pas de parents pour les soutenir, ils ont besoin d'asiles, de maisons de retraite, de cantines. J'ai déjà fait, dans un discours de rentrée des tribunaux, un plaidoyer en faveur des démunis qui ne peuvent pas engager un avocat pour plaider leur cause ni payer les frais de justice qui peuvent être assez lourds, il leur faut une assistance judiciaire qui consisterait à mettre à leur disposition, en matière tant pénale que civile, des avocats professionnels qui seraient payés par l'Etat en lieu et place des stagiaires inexpérimentés que le bâtonnat fournit aux accusés lors des assises criminelles. N'oublions pas les prisonniers qui croupissent dans des cellules infectes. Même les condamnés ont des droits qu'il faut respecter : droit à l'hygiène, à une nourriture saine et suffisante, au sommeil ; et pourquoi ne pas établir une école et des ateliers d'apprentissage dans les centres carcéraux du pays ?

Mesdames, Messieurs, j'étais en train de rêver et j'en ai conscience, mais j'ai grand espoir que ce rêve se réalisera un jour comme celui de Martin Luther King. Mais ce jour-là, les Haïtiens n'auront plus besoin de risquer leur vie et leur dignité à la recherche d'un hypothétique emploi, ils n'auront plus honte d'avouer qu'ils viennent d'un pays classé parmi les plus pauvres du monde et bon dernier du continent américain. Et nos ancêtres, forgeurs de notre liberté et de notre indépendance, seront fiers de nous et retrouveront dans leurs tombeaux la paix éternelle que nos frasques et nos inconséquences leur ont refusée jusqu'ici.

Je vous souhaite à tous une bonne et heureuse année 2008.

2 Janvier 2008


Georges Moise
Vice-Président et Président a.i de la Cour de cassation

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