décembre 23, 2006

QUI PROTÉGERA NOS DROITS?

Société 19 Octobre 2005

Texte Me Monferrier DORVAL

Qui protégera nos droits ?


L'arrêt du 11 octobre 2005 de la Cour de Cassation produit l'effet d'un tremblement de terre. Les réactions d'indignation, de colère, de dépit et de révolte se sont multipliées. Certains avocats avaient même pensé à brûler leur toge devant le Palais de Justice ou à quitter purement et simplement la profession. Dans la sérénité et au regard de la science du droit, cet arrêt qui fait l'objet de sérieuses controverses appelle nos commentaires.

En effet, la Cour de Cassation a été saisie d'un pourvoi exercé par Monsieur Dumarsais Mécène SIMEUS contre la décision juridictionnelle rendue en deuxième ressort par le Bureau du Contentieux Electoral Central (BCEC), après celle du Bureau Electoral Département (BED) de l'Ouest I qui s'était déclaré « incompétent pour accepter et insérer sur la liste des candidats agrées pour la présidence le nom de M. Dumarsais Mécène SIMEUS » (sic)

Le dispositif de la décision du BCEC est formulé ainsi qu'il suit :

« Par ces motifs, le Bureau du Contentieux Electoral Central déclare recevable le recours formé par le sieur Dumarsais Mécène SIMEUS; Au fond, accepte ledit recours; confirme la décision du BED se déclarant incompétent pour accepter et insérer sur la liste des candidats agréés pour la présidence d'une part, d'autre part rejette la demande formulée par le sieur Dumarsais M. Siméus à l'audience du lundi 4 octobre 2005 pour fausse déclaration, ce conformément aux dispositions des articles 86, 123 du décret électoral, 153 et 135 de la constitution de 1987 sous réserve de l'application des législations pénales haïtiennes » (sic)

Mécontent de cette décision du BCEC, M. Dumarsais Mécène SIMEUS s'est pourvu par-devant la Cour de cassation conformément à l'article 16 du décret électoral qui dispose : « Toutes les décisions rendues par le BCEC autres que celles relatives à l'inscription sur les listes électorales peuvent faire l'objet de recours par-devant la Cour de Cassation.

La Cour juge au fond et sans renvoi »

Statuant effectivement au fond et sans renvoi, la Cour de Cassation a rendu l'arrêt du 11 octobre 2005 comportant le dispositif que voici :

« Par ces motifs, la Cour, le Ministère public entendu, accueille en la forme l'action exercée par le sieur Dumarsais Mécène SIMEUS contre la décision du Bureau du Contentieux Electoral Central (BCEC) de Port-au-Prince en date du 5 octobre 2005 rejetant sa candidature à la présidence; casse et annule ladite décision; statuant à nouveau et par les mêmes motifs de cassation dit qu'il n'y a pas lieu de rejeter la candidature à la présidence de Dumarsais Mécène SIMEUS; fait injonction au Conseil Electoral Provisoire (CEP) d'ajouter le nom de Dumarsais Mécène SIMEUS à la liste définitive des candidats agréés; ordonne l'exécution sur minute du présent arrêt; commet l'huissier Serge Lamarre de la Cour pour l'exécution du présent arrêt. » (sic)

En droit, c'est le dispositif d'un jugement qu'on exécute et non les motifs, car seul le dispositif contient la décision. Dans l'arrêt de la Cour, le dispositif commence « Par ces motifs... » Il se présente comme la conclusion de la motivation.

Les motifs sont les raisons de fait et de droit qui expliquent le prononcé d'une décision de justice. Ils sont rédigés sous forme « d'attendus ».

Cela rappelé, il convient d'analyser juridiquement les deux principales composantes de l'arrêt controversé de la Cour de Cassation ainsi que les implications qu'il entraîne.

I. Les structures principales de l'arrêt

Les composantes principales de l'arrêt de la Cour de Cassation sont les motifs et le dispositif.
A. Les motifs

Pour rendre sa décision, la Cour de Cassation a considéré que « le sieur Dumarsais Mécène SIMEUS a déposé, pour la recevabilité de sa candidature à la présidence, au BED de l'Ouest I toutes les pièces exigées par l'article 118 et versé le montant de 25.000 gourdes prévu à l'article 119 du décret électoral, que sa candidature n'a fait l'objet d'aucune contestation dans le délai fixé par l'article 131, 2ème alinéa de ce décret; que, conformément à l'article 125, 2è du décret, le CEP devait lui remettre le certificat définitif de candidature et porter son nom sur la liste publiée des candidats agréés pour la présidence ; qu'aucune inscription de faux n'a été faite contre son attestation de résidence délivrée par un Juge de Paix, officier de police judiciaire, dont les affirmations sont crues jusqu'à inscription de faux; qu'aucun acte de dénonciation de sa nationalité haïtienne n'a été produit par le CEP; que les fausses déclarations de même que les déclarations radiophoniques dont fait état le BCEC sont des suppositions, des allégations n'ayant aucun fondement juridique, des motifs erronés ayant servi de base à son oeuvre; qu'il est de règle qu'une décision n'est pas motivée quand le juge ne fait qu'énoncer la connaissance personnelle qu'il a pu avoir des faits en dehors d'une voie d'instruction autorisée par la loi. » (sic)

A supposer que l'on pourrait admettre ces premiers motifs de fait et de droit de la Cour de Cassation pour rendre sa décision contenue dans le dispositif susmentionné en raison des lacunes, imprécisions, erreurs qu'aurait comportées la décision du BCEC, il est difficile de considérer comme fondé le motif de droit ci-après formulé par les cinq juges de la Cour : « Attendu qu'au surplus aux termes de l'article 1er alinéa f de la loi du 12 avril 2002 (sic ; c'est plutôt la loi du 2 juillet 2002) tout haïtien d'origine jouissant d'une autre nationalité et ses descendants sauf dans les cas expressément interdits par la constitution sont éligibles à la fonction publique ; que cette loi qui n'a jamais été déclarée inconstitutionnelle, est d'application. »

A cet égard, il est à faire remarquer tout d'abord que la loi citée par la Cour est du 2 juillet 2002, date de son dernier vote par le Sénat, et non du 12 avril 2002. Elle est publiée dans Le Moniteur du 12 août 2002, no. 65. La date d'une loi est celle de son vote et non de sa publication qui marque plutôt le point de départ de son entrée en vigueur.

D'autre part, cette loi du 2 juillet 2002 a un objet expressément défini dans son titre donné par le législateur. On peut lire au-dessus des visas de cette loi ce qui suit : « Loi portant privilèges accordés aux haïtiens d'origine jouissant d'une autre nationalité et à leurs descendants. »

Il est clair que cette loi concerne les haïtiens d'origine qui se sont naturalisés en pays étranger et qui deviennent, du fait de leur naturalisation, des étrangers au regard de l'article 13 de la constitution de 1987 qui dispose : « La nationalité haïtienne se perd par la naturalisation acquise en pays étranger. » De même, l'article 18 alinéa 3 du Code Civil dénie la qualité de citoyen à ceux qui se sont naturalisés en pays étranger.

Les étrangers d'origine haïtienne ne peuvent prétendre avoir la double nationalité, puisque l'article 15 de la constitution de 1987 interdit la double nationalité en ces termes :

« La double nationalité haïtienne et étrangère n'est admise dans aucun cas. »

Notons par ailleurs que seule la constitution de 1983 avait reconnu la double nationalité, mais en interdisant l'exercice des droits politiques à ceux qui pouvaient la détenir au moyen de convention bilatérale ou multilatérale. L'article 18 de la constitution de 1983, qui n'est plus en vigueur, est ainsi libellé : « La double nationalité pourra être reconnue par convention, bilatérale ou multilatérale sans présomption à l'exercice des droits politiques réservés aux haïtiens qui n'ont jamais opté pour une autre nationalité. »

De plus, la loi du 2 juillet 2002 comporte en elle-même une restriction : « sauf dans les cas expressément interdits par la constitution ». En d'autres termes, elle ne permet pas à un étranger d'origine haïtienne d'exercer une fonction publique politique dont les conditions sont strictement définies par la constitution de 1987. La fonction publique politique qui peut être élective ou nominative est distincte de la fonction publique administrative où l'on fait carrière (voir article 236-2 de la constitution) et qui est essentiellement nominative. Un étranger d'origine haïtienne ne peut être Président de la République (article 135 de la constitution), Premier ministre (157 de la constitution), ministre (notamment article 56 de la constitution), sénateur (article 96 de la constitution), député (article 91 de la constitution), maire (article 70 de la constitution).

La Cour s'est trompée en invoquant l'article 1er de la loi du 2 juillet 2002 alinéa f. Elle ne s'est pas rendue compte de la restriction constitutionnelle imposée par ledit article. En énonçant ce motif erroné pour fonder son arrêt, la Cour a modifié, peut-être sans s'en apercevoir, la constitution dont il a cependant pour mission de garantir le respect, ne serait-ce que dans le cadre d'un contrôle diffus de constitutionnalité en tant que gardienne de toutes les lois de la République, y compris la constitution. Or, il est défendu à tout juge de prononcer, par voie de disposition générale et réglementaire, sur les causes qui leur sont soumises (article 8 du Code Civil).

Enfin la Cour a indiqué que la loi du 2 juillet 2002 n'a jamais été déclarée inconstitutionnelle. Elle semble oublier qu'une loi, même lorsqu'elle aurait été déclarée inconstitutionnelle par les Sections réunies de la Cour en faveur d'une partie dans le cadre d'un recours incident, n'est pas annulée. La décision intervenue en vertu d'un contrôle de constitutionnalité par voie d'exception a l'autorité relative de la chose jugée et n'a pas d'effet erga omnes. La loi continue à s'appliquer dans d'autres cas. La Cour semble oublier également que l'exception d'inconstitutionnalité, énonce l'article 143 du décret du 22 août 1995 sur l'organisation judiciaire, peut être proposée en tout état de cause et même pour la première fois devant la Cour de Cassation.

B. Le dispositif

Les Juges de la Cour qui ont jugé au fond comme le prévoit l'article 16 du décret électoral n'ont pas précisé dans le dispositif de l'arrêt que M. SIMEUS possède encore la nationalité haïtienne. Ils restent muets sur cette question dans le dispositif, bien qu'ils aient fait mention, de manière inconstitutionnelle, de l'article 1er de la loi du 2 juillet 2002 alinéa f qui n'est pas d'application en l'espèce. Ils ont seulement « fait injonction au Conseil Electoral Provisoire d'ajouter le nom de Dumarsais Mécène SIMEUS à la liste définitive des candidats agréés. »

Ainsi, la question de la nationalité de M. SIMEUS n'a pas été tranchée par la Cour. Au contraire, la référence expresse par la Haute Juridiction à la loi du 2 juillet 2002 dénote que M. SIMEUS est un étranger d'origine haïtienne. Ce qui dessert l'intéressé.

Donc, des deux côtés il y a lacune : l'imprécision est constatée dans la décision du BCEC par l'emploi du terme « fausse déclaration » comme motif dans le dispositif de cette décision, ce qui constitue en droit un défaut de motif; le mutisme est observé par la Cour de Cassation dans le dispositif de l'arrêt sur la nationalité de M. SIMEUS, ce qui constitue une flagrante contradiction et ne facilite pas cependant l'exécution du dispositif de l'arrêt.
II. Les conséquences de l'arrêt

Le prononcé de l'arrêt provoque des conséquences juridiques et même politiques.

A. L'exécution limitée de l'arrêt

A moins d'un recours en rétractation à exercer devant la Cour, le CEP se doit d'exécuter la décision de la Cour en portant le nom de M. Dumarsais Mécène SIMEUS sur la liste définitive des candidats admis à participer à l'élection présidentielle. Mais le candidat SIMEUS va se heurter à l'application de l'article 135 alinéa a de la constitution de 1987 qui prescrit : « Pour être élu Président de la République d'Haïti il faut : Etre haïtien d'origine et n'avoir jamais renoncé à sa nationalité...»

La question de la nationalité de droit de l'intéressé sera posée pendant la campagne et, peut-être, après les élections. L'article 123 du décret électoral permet au CEP d'annuler de plein droit l'élection d'un candidat même après son installation au pouvoir s'il découvre par la suite que tel ou tel candidat avait fait de fausses déclarations, lesquelles doivent être valablement démontrées et établies par le CEP. Une crise politique et institutionnelle n'est pas à écarter, avec toutes les implications internationales dangereuses pour ce qui reste de la souveraineté de l'Etat Haïtien.

B. La décision de l'Exécutif relative à la suppression du recours devant la Cour

Le Gouvernement a annoncé dans une conférence de presse qu'il avait supprimé par décret pris en Conseil des Ministres le recours devant la Cour de Cassation contre les décisions juridictionnelles du BCEC. Si l'on peut comprendre la responsabilité du Gouvernement et surtout du Chef de l'Etat, garant en vertu de l'article 136 de la constitution de 1987 du bon fonctionnement de toutes les institutions publiques, pour la résolution de la crise ouverte par l'arrêt de la Cour de Cassation, on ne peut admettre que le recours juridictionnel en matière électorale a été supprimé. Ce recours extérieur au CEP n'est pas contraire à la constitution, comme on semble le prétendre. Le CEP, tel qu'il fonctionne actuellement est, à l'évidence, un facteur de crise. On risquerait de voir proclamer deux résultats électoraux différents. L'absence de recours contre les décisions des différents Conseils Electoraux Provisoires a plongé le pays dans la crise et la violence. La plupart des partis politiques en compétition électorale ont été victimes des irrégularités commises par des CEPs précédents. Le Conseil Electoral Provisoire ne peut être juge et partie. C'est même un principe de droit naturel que l'auteur d'une décision ne peut pas être son propre juge. On peut même attaquer une décision juridictionnelle du CEP devant la Cour, même en l'absence de texte le prévoyant. On doit se rappeler que lorsque les voies de droit sont totalement fermées, les citoyens ne peuvent recourir qu'à la violence et à la vengeance privée.

Mais, de son côté, la Cour de Cassation aurait dû se montrer plus responsable. Par son arrêt qui comporte le susdit motif erroné et inconstitutionnel, elle s'est discréditée et n'inspire plus confiance aux justiciables. Des citoyens se demandent si la Cour, juridiction de dernier recours, est défaillante qui va protéger leurs droits quand ils sont violés ou foulés aux pieds?

On devrait se sentir en sécurité lorsqu'on se présente devant la Cour de Cassation. Celle-ci devrait être le rempart contre l'arbitraire, l'injustice et les violations des droits civils, commerciaux, administratifs, de travail, électoraux ... Elle doit dire le mot du droit envers et contre tous, y compris contre les autorités publiques et les dirigeants politiques ou d'entreprises. Elle doit veiller à l'indépendance du pouvoir judiciaire. Elle doit contribuer à l'instauration d'un Etat Haïtien de Droit. Sinon, les citoyens seront sans défense et sans protection et le progrès économique et social du pays sera compromis.




Les Juges de la Cour doivent prendre conscience de la haute et noble mission dont ils sont investis et privilégier l'intérêt général. Ils doivent travailler pour restaurer l'image et l'autorité de la Cour qui sont affectées par cet arrêt.

Par-delà ses membres qui sont, comme dit le professeur de Droit constitutionnel Georges Burdeau, des agents d'exercice passagers dans l'Etat, la Cour de Cassation, institution d'Etat, doit continuer à fonctionner de manière honorable et responsable. Elle mérite d'être réformée pour la sauvegarde des droits des haïtiens sans aucune distinction. Il ne faudrait pas que le choc provoqué par l'arrêt controversé de la Cour donne lieu à des décisions irrationnelles préjudiciables pour les candidats, les électeurs en particulier et la population en général. On ne résout pas une crise par la création d'une autre crise. Un comité, fût-il de garantie électorale, ne peut pas remplacer une juridiction. Dans un Etat de Droit en construction comme Haïti, la voie de droit est la seule recommandée, même contre ceux qui transgressent la loi. La pauvreté que l'on observe n'est nullement le fait de la volonté divine. Elle est l'oeuvre de nos comportements qui ne supportent pas les moindres rigueurs de la loi. Or, du respect des normes par les institutions et les personnes qui les dirigent, du bon fonctionnement de la justice dépendent le progrès économique et social du pays et le bien-être de tous !

Monferrier DORVAL
Professeur de Droit
aux
Universités

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