mars 30, 2007

20ème ANNIVERSAIRE DE LA CONSTITUTION HAITIENNE - NE PAS SACRALISER LA CONSTITUTION SELON MIRLANDE MANIGAT...

VINGTIÈME ANNIVERSAIRE DE LA CONSTITUTION DE 1987 / Mirlande Manigat : « Ne pas sacraliser la Constitution »

La constitutionnaliste Mirlande Manigat interviewée à la salle de conférence du Matin.

Pour marquer les vingt ans de notre Constitution, Le Matin a reçu, cette semaine, la constitutionnaliste Mirlande Manigat. Mme Manigat a répondu aux questions de notre éditorialiste en chef Claude Moïse, notre rédacteur en chef, Clarens Fortuné, nos éditorialistes Roody Edmé et Sabine Manigat et notre reporter Marc-Kenson Joseph.

Le Matin : Notre Constitution a vingt ans. Vous avez publié des réflexions sur cet instrument oh ! Combien important pour notre démocratie. Le Matin se réjouit de votre présence.

Mirlande Manigat : C’est extrêmement gratifiant pour moi d’être avec vous. Ma formation première ne me portait pas à m’intéresser aux questions constitutionnelles. J’ai une formation en Sciences politiques mais surtout en relations internationales. De retour en Haïti, j’ai été happée par la politique. Nous sommes rentrés au pays au moment où la constituante se mettait en place en décembre 1986. J’étais une des personnes au Rassemblement des démocrates nationaux progressistes (RDNP) chargées de suivre les travaux de la constituante.
Nous avons parfois envoyé des observations, des suggestions, des critiques. Je suis heureuse d’ailleurs de souligner que le préambule de la Constitution de 1987 est d’inspiration Rdnpiste. On l’a intégralement reproduit avec seulement deux ajouts : la déclaration de l’indépendance – la première fois qu’une constitution haïtienne y faisait référence – et la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.
Depuis lors, je n’ai pas cessé de m’attarder sur certains aspects de la Constitution.

En 1995, j’ai écrit Plaidoyer pour une nouvelle constitution qui était un livre iconoclaste. On ne m’en a pas tenu rigueur. Quelques années après, j’ai publié un manuel : « Traité de la Constitution haïtienne ». D’ici fin avril, je sortirai mon livre consacré au Parlement haïtien.
Nous avons un patrimoine constitutionnel extrêmement riche. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui se plaignent du fait que nous ayons eu vingt deux (22) constitutions. La France en a eu quinze (15). En moins de cent ans, la République dominicaine avait déjà 25 Constitutions. Nous sommes en bonne compagnie. J’estime, en outre, que c’est un enrichissement. Ce qui frappe, c’est que les Haïtiens sont victimes d’une sorte de cécité historique. Nous avons tous fait 1804, nous étions à Vertières, aux Gonaïves le premier janvier 1804. C’est comme si entre 1804 et aujourd’hui, nous n’avons absolument rien fait.

LM : Pourquoi autant de passion pour la loi mère ?

MM : L’idée de remonter le courant pour considérer les précédentes Constitutions m’est venue parce que j’entendais dire que celle de 1987 est la meilleure que nous ayons élaborée. Alors ma vieille formation académique qui est très, très exigeante m’a amenée à la réflexion suivante : « Pour dire que c’est la meilleure, il faut la comparer aux autres. ». Je me suis donc appliquée à lire une première fois toutes les Constitutions puis à les analyser, les intégrer dans leur contexte.
Première observation : on ne peut pas les comparer pour dire que celle-ci est la meilleure par rapport à celle-là sans mettre en exergue le contexte. C’est pourquoi le livre en deux volumes de Claude Moïse , Constitutions et luttes de pouvoir en Haïti 1804-1987, nous a beaucoup aidée. Parce que nous avons une démarche différente. Il a vu les Constitutions dans leur genèse. C’est évident qu’on n’écrirait pas la Constitution de 1805 dans les mêmes termes. Aujourd’hui, il y a des phrases qui m’émeuvent : « Au premier coup de canon, les villes disparaissent, la nation est debout ». On ne mettrait pas cela dans une Constitution en 2007 pour parler de devoir civique.

Mais, les gens avaient applaudi sans tenir compte du contexte dans lequel Dessalines avait tiré cette phrase extrêmement martiale. Maintenant, il y a d’autres termes pour appeler au devoir civique. De plus, nos premières Constitutions étaient religieuses, émotionnelles, un petit peu misogynes. Les trois premières lois mères disaient : « Pour être citoyen, il faut être bon fils, bon père, bon frère, bon ami et bon soldat ». Donc, les femmes pourraient être citoyennes mais elles ne seraient jamais de bonnes citoyennes.

Je crois que je rencontre Claude Moïse dans son appréciation de la Constitution de 1843, « Le petit monstre ». Parce que « Le petit monstre » marque un tournant dans l’élaboration du droit public haïtien aussi bien au niveau du contenant que du contenu. C’est à partir de 1843 que l’on a dépouillé les Constitutions d’un certain moralisme.

LM : Avez-vous voté au référendum de 1987 ?

MM : La Constitution de 1987 est chère à mon cœur. J’ai voté pour la première fois le 29 mars 1987. Je me souviens parfaitement de ce dimanche extraordinaire où tout le monde était vêtu de blanc. Mais, déjà en écoutant les débats à la radio – la Radio nationale les retransmettait en direct– je trouvais qu’il y avait quand même trop d’audaces. C’était un peu échevelé. Il y avait des légèretés, des insuffisances. On les faisait remarquer. Les constituants en tenaient compte parfois. Et à la lecture de la Constitution on se rendait compte qu’il y avait des articles qui étaient inapplicables ou difficilement applicables et, en particulier, la procédure d’amendement.
J’ai fait une sorte d’opération civique de rédemption, de récupération des précédentes Constitutions. J’ai réalisé l’analyse académique de celles-ci. Si nous voulions – par une opération impossible – fabriquer la meilleure Constitution du monde, il nous faudrait faire un panaché de certaines dispositions puisées dans différentes autres ( 1843, 1867, 1889,…). Nous avons dans la Constitution de 1987, la reprise d’un certain nombre de dispositions qui existent depuis le 19ème siècle. Qui n’ont pas été appliquées ou qui ont été mal appliquées.
On a eu un délayage, par exemple, en ce qui concerne les bases de la liberté. Je crois que c’est essentiel après une période de dictature. Il y a eu la réaffirmation d’un certain nombre de principes et le renouvellement de certaines institutions, la Haute Cour de justice qui existe depuis la Constitution de 1805. Jusqu’à celle de 1879, les parlementaires aussi étaient passibles de la Haute Cour de justice. Ce qui n’est pas le cas dans la Loi mère. Il y a eu de bonnes choses. Faisant le bilan du travail qui a été réalisé entre décembre 1986 et mars 1987, je me dis que beaucoup des constituants n’étaient ni juristes, ni politologues ; c’étaient des gens de bon sens, des hommes et des femmes cultivés. Ils ont fait un travail honnête, consciencieux. Je fais lire à mes étudiants, par exemple, les récits que fait Georges Michel de la nuit au cours de laquelle la Constitution a été votée. Je crois que c’est un morceau d’ontologie citoyenne, patriotique qui est extrêmement émouvant.
Ce qui s’est passé le 29 mars, c’est qu’il fallait voter oui. Le contexte ne se prêtait pas au non et il n’y avait pas de raison pour le faire.

Mais, on peut regretter que certaines choses aient été insérées dans la Constitution, qu’une certaine toilette ultérieure n’ait pas été faite. C’est la même chose lorsqu’on écrit un livre. Il y a trop d’intimités entre l’auteur et le livre de sorte qu’on ne voie pas les plus élémentaires fautes d’orthographe. Par contre, quelqu’un de l’extérieur peut s’en rendre compte facilement. Je crois que c’est la même chose pour la Constitution de 1987. De toute façon, c’est le dernier mot du droit, c’est celle-là que nous avons.

LM : Est-ce que notre Constitution serait quelque part la manifestation de nos fantasmes républicains ?

MM : Oui. Nous avons placé la barre très haut et nous avons des difficultés à suivre par la suite. Mais je ne parlerais pas de fantasmes. Je dirais aspiration, espérance, anticipation. Le contexte de lutte 1986-1987 rappelle d’autres contextes historiques : 1843, la chute de Boyer qui était vraiment une exaltation extraordinaire, 1946, encore un grand moment d’exaltation. Je ne récuse pas le mot « révolution de 1946 ». La révolution ne signifie pas nécessairement « Koupe tèt, boule kay ». Elle signifie la mise en question d’un ordre politique et social inadapté, inacceptable, critiquable et l’espoir d’un renouveau.

J’ai toujours été frappée par le fait que la population haïtienne n’est pas exigeante, elle ne demande pas énormément. Elle demande un minimum et ne peut pas exprimer ses aspirations en termes constitutionnels adéquats. Cependant, dans son vécu quotidien, elle a un certain nombre de frustrations. Le développement des moyens de communication aidant, elle sait maintenant que sa situation n’est pas normale. Les conditions d’une révolution existent mais elle n’affleure pas à la conscience. Elle devient opérationnelle pour promouvoir un changement lorsque les gens prennent conscience d’une part, et lorsque les gens estiment que c’est inacceptable, d’autre part. C’est cela l’aiguillon de l’action.
Les gens n’ont pas lu la Constitution. Ils l’ont suivie machinalement et l’ont votée. Ils savent qu’elle existe. La Constitution c’est la panacée, l’instrument qui va nous guérir de tous nos maux, nous apporter un changement. Donc, je dirais plutôt que la Constitution, serait quelque part la manifestation de nos aspirations républicaines.

LM : Ne faut-il pas une intervention plus poussée de l’élite intellectuelle ?

MM : Tout à fait. C’est notre rôle de contribuer à l’élaboration d’une bonne Constitution. Mais, c’est également notre rôle de l’expliquer et de nous servir de certains principes de liberté, d’égalité et de justice sociale contenus dans la Constitution pour les traduire en actes concrets et accessibles à la population. Beaucoup de débats ont été réalisés. Mais, les gens n’avaient pas le temps de les suivre tous.

J’ai fait une observation en ce qui concerne le bilinguisme de la Constitution de 1987. L’un de mes regrets, c’est que l’on n’ait pas ajouté à la fin de la Constitution : – quelque chose qui apparaît dans les traités internationaux – « les deux versions font également foi ». C’est un principe de droit des traités qui n’a pas été appliqué. Si il y a un jour une révision ou une autre Constitution je souhaiterais qu’on ajoute cette expression aux deux versions. Ce bilinguisme me parait important. Je me demande s’il n’y a pas une différence entre la traduction en français du créole– ce qui se fait le plus souvent– et l’expression créole d’une même idée qui est émise et en français et en créole ( ce n’est pas une traduction).
Par exemple, si vous voulez parler de « souveraineté » on vous dit parfois en créole « souverènte ». Tandis que, l’expression équivalente en créole – il ne s’agit pas d’un mot– c’est « gran moun tèt li ». Pour un texte aussi important que la Constitution, je plaide pour une version qui soit vraiment d’inspiration créole (authentique) –Pauris Jean-Baptiste a fait ce qu’il a pu –. Il en est de même pour les textes de lois. Le rôle des élites, il faut l’assumer.

LM : Que reprochez-vous à la Constitution de 1987 ?

MM : J’ai toujours l’impression d’être un petit peu acculée, surtout quand je parle avec des constituants. Je relève, pour les lecteurs du Matin, une confusion qui est souvent faite. Je n’ai pas été constituante. Je n’ai pas participé à l’assemblée. Je suis constitutionnaliste, c’est-à-dire j’enseigne et j’utilise la Constitution pour les recherches. Moi, je ne la sacralise pas. Je la respecte, mais la considère comme un instrument juridique. Il ne faut pas la mettre sur un piédestal, il ne faut pas la considérer comme un monument intouchable.
Si je devais faire une liste de ce que je lui reproche, je dirais d’abord qu’elle est trop longue. Il y avait près de 500 articles quoique le martèlement des droits et des libertés était inévitable. Elle n’est pas faite pour être mémorisée. Il y a beaucoup de redondances, de reprises. Par exemple, tout ce qui concerne le droit à la justice est une reprise du code pénal. Je comprends parfaitement l’introduction de certains articles.
En vertu de ce principe classique, la lettre prime l’esprit, ce qui est valide, ce qui est exécutoire, c’est ce qui est écrit. On n’a pas relu les épreuves avant de les envoyer au Moniteur. Par exemple, il y a eu une application d’une maudite virgule du fameux article 98.3 déclinant les attributions de l’Assemblée nationale d’adopter toute décision de déclarer la guerre. C’est ce que voulaient les constituants. Mais, dans le numéro du Moniteur il est écrit : « d’adopter toute décision, (virgule) de déclarer la guerre ». On s’est basé sur cet article pour étendre les pouvoirs de l’Assemblée nationale.
Je reproche des scories grammaticales. Comme texte de loi, je crois qu’il y a eu un abus du verbe « être ». Un texte de loi n’est pas un monument littéraire.
De plus, il faut une définition de la majorité en Assemblée nationale. Prenons l’exemple du choix du Premier ministre. Si un parti politique n’a pas cette majorité, il est choisi en consultation avec les présidents des deux Chambres. Le président de la République consulte, mais il n’est pas lié par leur opinion. Je crois que c’est une faiblesse.
Ensuite, ce véritable chemin de croix pour le citoyen qui est choisi comme chef du gouvernement. On a assisté à des séances interminables. Je crois que le choix du Premier ministre est une prérogative présidentielle. Dans la mesure où il répond aux conditions définies, le Parlement n’a rien à voir avec sa nomination. Par contre, il est important que les deux Chambres interviennent pour la déclaration de politique générale. Faut-il oui ou non maintenir la primature ? Je n’ai pas d’état d’âme à ce sujet.
On pourrait parler de cette loi sur l’École de la magistrature. Il y avait un article qui était tout à fait logique, à savoir que les diplômés de l’École étaient automatiquement nommés juges de paix. Mais, ce n’était pas conforme à la Constitution.

LM : Qu’en est-il des Collectivités territoriales ?

MM : Je reproche également l’échafaudage en ce qui concerne les Collectivités territoriales. Je suis pour la décentralisation. Je crois qu’il y a chez nous une tradition d’exclusion des sections communales. Il faut préparer la population à la prise en charge de son propre destin au niveau micro, dans son vécu quotidien. D’une part, cet échafaudage a été construit contre l’État. Je pense que c’est une erreur, car c’est l’État qui est appelé finalement à mettre en œuvre la décentralisation.
On se demande s’il ne faudrait pas, dans la perspective d’un développement social et soutenu, considérer les régions dans un plan économique et social pour concevoir de manière opérationnelle les collectivités. Quant aux 565 sections communales, la nomenclature déjà devrait être revue. Dans certains cas ce sont des noms, dans d’autres des numéros, (l’exemple de Carradeux qui a été l’un des plus féroces colons) est-ce qu’il n’y a pas lieu, sereinement, sans voye monte, de repenser la structure de cet organe.

LM : Que répondrez-vous à l’argumentaire : « la Constitution n’a pas été appliquée mais elle est applicable » ?

MM : Il y a des dispositions qui n’ont pas été appliquées. Avant de penser à réformer cette valeureuse Constitution, on doit l’appliquer. Ainsi que cette procédure de révision constitutionnelle. Si depuis vingt ans, on l’avait appliquée on l’aurait révisée trois fois déjà. Par là, je n’infirme pas les critiques que l’on peut avoir sur la procédure elle-même. Cet argument est tout à fait logique. Et il y a des articles aisément applicables. Pourquoi un gouvernement provisoire se donne t-il deux ans ? On peut comprendre les circonstances, cependant, c’est contraire à la loi mère.
J’ai un regard rigoureux parce que je suis légaliste. Je pense que, si une loi n’est pas bonne, il faut la changer. On n’a pas fait l’inventaire, jusqu’ici, des lois qui sont en vigueur chez nous. Les cabinets d’avocats le font dans un domaine bien spécialisé. Il faut le faire pour ne pas réinventer la roue. Avant d’entreprendre un nouveau travail législatif, il faut voir ce que le patrimoine vaut.

LM : Qu’est-ce qui peut faire bouger les choses : la technique ou le politique ? Si c’est le politique, n’y a-t-il pas des dispositions qui bloquent inutilement l’application de la Constitution de 1987?

MM : C’est une question de dosage pour parler comme le professeur Manigat. Fondamentalement, la Constitution la meilleure, la plus cohérente, la plus techniquement parfaite ne sera pas appliquée si les hommes politiques décident de ne pas le faire. Car, c’est un instrument. Il en est de même de la démocratie. Pour qu’il y ait démocratie dans un pays, il faut des institutions, des lois, bref, il faut des démocrates.
La volonté politique peut même induire la technique. Mais, l’homme politique n’a pas le droit de s’écarter du droit sous prétexte qu’une intervention technique aurait arrangé les choses. C’est dangereux. Pour des raisons moins nobles on peut recourir au même procédé. Je dis toujours que la raison d’État – qui préside à cette réceptivité, à l’usage d’un instrument technique pour résoudre un problème politique – est le contraire de l’État de droit. Celui-ci est rigoureux, exigeant. La raison d’État peut être révoquée à n’importe quel moment pour le meilleur et pour le pire.

LM : Tout cela est pathétique. Doit-on continuer à prendre des décisions sur la base de la virgule que vous avez évoquée plus haut ?

MM : Non. Il faut la supprimer.

LM : Et comment la supprimer ?

MM : J’accepte le mot pathétique. Je me l’approprie parce que je crois que c’est le drame de l’homme d’État. Il peut être tenté, comme citoyen et au nom de l’efficacité opérationnelle, de toucher à la loi mère. Ce qu’il y a de plus grave chez nous, il le fait impunément. D’abord, parce que les citoyens ne connaissent pas la Constitution et, en outre, parce qu’ils ne sont pas suffisamment bien organisés pour défendre un point de vue juridique.
Dans d’autres pays il y a des clignotants. Malheureusement, nous n’avons pas atteint ce niveau. Ce qui donne une latitude fonctionnelle pratique à l’homme d’État. C’est pour cela que ce dernier doit avoir lui-même ses propres mises en garde. Il y a toute une éducation qui reste à faire. Lesly Manigat aime bien dire : « Ce n’est pas seulement le peuple. Les élites aussi ont besoin d’être éduquées ». Cependant, nous ne pouvons pas attendre que l’éducation soit faite et surtout que l’instruction soit réalisée avant de dire maintenant : ça y est, on va agir conformément aux normes. Il y a un inconfort, à mon avis, qui frappe ceux qui doivent décider sur le plan politique quand ils sont contraints d’observer la loi et en particulier la loi mère.

LM : L’équilibre des pouvoirs ?

MM : Nous avons eu des poussées de libéralisme, des poussées de rééquilibrage d’une Constitution à une autre (1843, 1867, 1874, 1889). Claude Moïse l’a bien montré parce qu’il a analysé les conjonctures l’une après l’autre. Par exemple, la Constitution de 1816 donnait au président le pouvoir exclusif de présenter des projets de lois. Boyer a fait la grève des projets. Pendant des années il n’en a présenté aucun. Les parlementaires le suppliaient d’envoyer des projets, mais ils n’envoyaient pas.
Quelque chose qu’il fallait abolir. Depuis 1843, l’initiative appartient aux deux Chambres et au président de la République.
Le présidentialisme institué en 1806 a été fort. D’abord, avec Pétion en 1806. Il a phagocyté le Sénat. Après 29 ans de Duvaliérisme, on a voulu limiter le pouvoir du président. Avec la Constitution de 1987, ce n’est pas un parlementarisme pur qu’on a institué. Le Parlement est un corps collégial. Si l’on s’écarte légèrement de la loi des normes et on voit les réalités politiques, on doit se rendre compte que dans la mentalité haïtienne, dans les traditions haïtiennes, le chef c’est le président de la République.
Or, il se trouve que depuis 1987, il n’y a jamais eu une vraie majorité au Parlement qui aurait pu fonder le pouvoir parlementaire. À cause de cela, le Parlement n’a pas exploité totalement les pouvoirs que lui accorde la Constitution. Le pouvoir parlementaire pensé en terme de rééquilibrage n’a pas été effectif à cause de deux facteurs : l’absence de majorité parlementaire et le fait qu’il y a eu une lecture excessive de la limitation des pouvoirs du président. Par exemple, il n’a pas un délai pour promulguer la loi. Et pourtant, cela a été souvent soulevé dans les conjonctures précédentes. On a un délai incroyable entre le vote de la loi et sa promulgation.

LM : Le phénomène de chantage, de négociation est à prendre en compte. Pensez-vous qu’il y a menace d’instabilité?

MM : Cela affaiblit l’institution. Il peut y avoir déséquilibre. C’est un pouvoir collégial, donc difficile. Dans un pays de multipartisme, on a une représentativité multiple. Autrement dit, il faut un minimum de consensus entre les parlementaires pour qu’ils dégagent une opinion commune et un vote majoritaire. Dans les pouvoirs du Parlement, il y a le questionnement et l’interpellation. Les parlementaires pouvaient transformer un questionnement en interpellation au cours d’une séance.
Le président ne peut pas dissoudre le Parlement. Il faut des rectifications au niveau de l’Exécutif et ensuite dans les relations entre celui-ci et le Législatif.

LM : Et la question de l’amendement surgit ?

MM : La Constitution ne l’interdit pas. Elle fixe un temps pour qu’on introduise les amendements. La population devrait être mieux informée sur le contenu de la loi mère. Par exemple, aujourd’hui il y a un consensus qui se dégage sur la nécessité de créer une force publique. Sur la question de la double nationalité, je comprends l’intérêt de nos compatriotes de l’extérieur qui n’ont pas bien saisi leurs limitations après avoir adopté une autre nationalité. L’article 15 doit être accompagné de toute une série dans la Constitution. Je dis, à la décharge des constituants que l’on accable à ce sujet, que depuis la Constitution de 1805 on perd sa nationalité si on adopte une autre. Cela a été une constante de nos Constitutions.
La notion d’Haïtien d’origine a été élaborée non pas pour interdire l’éligibilité mais le commerce de détail. Par la suite, on a introduit cette notion pour fonder l’inéligibilité à certaines fonctions. Il faudrait analyser l’article 15 qui est formulé en des termes lapidaires. Et toute une variété d’articles. La Constitution donne des critères pour l’éligibilité d’un président, sénateur, député, membre de la Cour supérieure des comptes et du Contentieux administratif. Il faut être Haïtien pour être membre d’un Casec, etc. Mais, la loi mère ne dit rien pour être un juge, membre des forces armées, ministre, membre de la Police. Elle est muette surtout sur une fonction liée à un des trois pouvoirs : être juge !
Il y a lieu de réfléchir. Et je crois que les esprits ont évolué. Là où les discussions peuvent être introduites c’est la fixation des conditions d’éligibilité. Est-ce qu’on peut avoir la double nationalité et être éligible à la présidence d’Haïti, au Législatif ? Il y a une pédagogie de la Constitution qu’il faut entreprendre. Des citoyens le font. Je le fais. Mais, c’est dans le cadre de cercles limités.

LM : Votre position ?

MM : Je n’ai rien contre la procédure d’amendement à condition qu’on la respecte. Maintenant, je plaide pour une nouvelle Constitution. Je dis toujours à mes étudiants que j’ai deux ambitions : participer à une Assemblée constituante ou être membre d’un Conseil constitutionnel en Haïti. Pour l’instant, je pense que les conditions ne sont pas propices pour une Assemblée constituante. Je suis en même temps prudente à cet égard parce que réunir de nouveau une Assemblée est une opération délicate. On n’a pas besoin de soixante personnes pour fabriquer une Constitution. Un petit groupe serait idéal. Mais, comment à la fois respecter la sérénité, la compétence requise et la représentativité.
Comment faire en sorte que la Constituante ne travaille pas à vase clos ? Comment rendre les constituants réceptifs aux aspirations, demandes de la population même si elles sont échevelées ( la raison interviendra pour faire le tri) ? En même temps, comment choisir des personnages qui ne verraient pas des conflits personnels au profit des partis, qui analyseraient les conditions pour qu’une Constitution ne soit pas remise en cause au cours de cinq, dix ans. Elle n’est pas faite pour durer vitam eternam mais quand même elle est faite pour accompagner un projet de société. C’est cela qui est difficile.
Donc, comment traduire un texte juridique en norme, en projet de société, avec cependant des mécanismes qui fonctionnent, qui soient raisonnables, qui garantissent le pluralisme idéologique, l’alternance au pouvoir, l’efficacité. C’est tellement délicat. On ne peut trancher n’importe comment pour ne pas provoquer des hémorragies. Le problème est sociétal et politique.

LM : En cas de crises dans la période prévue par la Constitution pour des amendements que pourrait-il se passer ?

MM : Ce qui s’est souvent passé dans notre histoire : l’effondrement de l’ordre constitutionnel et politique. On aurait le choix entre un coup de force – je ne le souhaite pas. On en a eu plusieurs chez nous (surtout à l’époque où il y avait de puissants commandants : l’Armée du Nord, l’Armée du Sud) – et peut-être un réflexe de raison : Ce serait peut être l’occasion propice pour repenser la question constitutionnelle.
Transcription : Marc-kenson Joseph jmarckenson@lematinhaiti.com



jeudi 29 mars 2007

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