mars 30, 2007

REFLEXION SUR LA QUESTION CONSTITUTIONNELLE HAITIENNE

Réflexion sur la question constitutionnelle aujourd’hui



Par Claude Moïse



Il y a plusieurs années que des circonstances m’ont amené à m’intéresser à la question constitutionnelle. J’ai participé à plusieurs colloques et à de nombreux débats et j’ai produit des essais sur notre histoire constitutionnelle et sur la Charte de 1987. À sa demande, peu de temps après son entrée en fonction, j’ai exposé au président de la République mon point de vue sur ce que, suite à mes interventions diverses, je nomme le dilemme constitutionnel. Par ses soins, j’ai été amené, dans un premier temps (juin-septembre 2006), à rencontrer plusieurs représentants de secteurs sociaux, politiques et institutionnels auxquels j’ai exprimé mes opinions. Il s’agit d’un point de vue critique qui n’engage que moi. Le texte qui suit a servi de base à mon exposé, les 1, 2 et 3 mars derniers devant des membres du gouvernement, des dirigeants de partis politiques, des parlementaires, des juges de la Cour de cassation et du Bâtonnier a.i. de l’Ordre des avocats de Port-au-Prince, des représentants d’organisations syndicales, de ceux d’organismes de droits humains, du secteur des universités et des étudiants, de celui des organisations patronales et d’associations professionnelles. Ces rencontres ont été organisées séparément en sept séances distinctes à l’initiative du président de la République en guise d’introduction à la réflexion sur la question constitutionnelle.

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1 - Notre constitution a dix-neuf ans. Mais elle n’a pas été d’application continue en tant que document de référence de l’organisation de l’État. Entre 1987 et 2006, on peut faire le décompte. Aux deux ans de gouvernement militaire des généraux Henry Namphy (juin-septembre 1988) et Prosper Avril (septembre 1988-avril 1990), il faudra ajouter les quelques mois de la présidence provisoire de Ertha Trouillot (avril 1990-février 1991) et les années du coup d’État du général Raoul Cédras (1991 à 1994). Plus, le gouvernement intérimaire dont le mandat s’est étendu sur deux ans (2004-2006) jusqu’à l’entrée en fonction des nouveaux élus de 2006. Pour la quatrième fois depuis vingt ans, on relance donc le processus d’instauration du nouveau régime politique issu de la Constitution de 1987.

2 - Aux crises politiques fréquentes il n’y a jamais eu de solution politique satisfaisante ni de réponse institutionnelle adéquate. Transition après transition, la question constitutionnelle s’impose puisqu’il s’agit de rétablir la légalité après une période de crise. On peut même dire qu’elle est aujourd’hui de brûlante actualité si l’on considère qu’après tant d’années de convulsion et de déchéance de la souveraineté nationale la première condition pour faire avancer le pays sur le chemin de l’État de droit et de la stabilité, pour en garantir la gouvernabilité, est de s’assurer de la viabilité des normes constitutionnelles.

3 – Les élections viennent d’être organisées à cette fin. Du moins elles sont en voie d’achèvement. La mission des nouveaux élus commence. Elle est d’assurer à ce pays un minimum de vie démocratique et de fonctionnement étatique normal comme condition de son développement. Comment le faire si l’on ne se penche pas sur les difficultés réelles, sur les problèmes concrets d’aménagement et de légitimation des pouvoirs que pose la Charte et qui sont susceptibles de rebondir à tout moment de la mise en place et du fonctionnement des institutions? On répondra que la Constitution contient ses propres modalités d’amendements et que l’on n’aurait qu’à s’y conformer. On verra plutôt qu’il s’agit d’un obstacle de taille. La question constitutionnelle devrait être inscrite comme un point majeur de toute organisation d’un dialogue national. Il y va de l’intérêt national.

4 – La production de la Constitution de 1987 s’inscrit dans la ligne d’une exigence de réforme radicale de l’État issue du mouvement social des années 80. Il en est résulté un nouveau régime politique qui rompt avec la tradition constitutionnelle et où les rapports de pouvoir sont modifiés. De nouvelles institutions sont créées et les règles du jeu redéfinies. En termes pratiques, il faudra désormais passer par un Conseil électoral indépendant, découvrir l’omnipotence du Parlement, s’habituer à un Exécutif à deux têtes et aménager des collectivités territoriales sur lesquelles repose toute l’architecture du nouveau régime. On pouvait alors imaginer que l’implantation de ce dernier s’annoncerait longue, complexe et coûteuse; qu’elle inspirerait à ses concepteurs et aux acteurs une stratégie appropriée qui tienne compte des réalités nationales. Sans doute, l’opinion publique a fini par se familiariser avec ces nouvelles créations (Premier ministre, CEP, CASEC, etc.) comme avec la présence des partis politiques. Force est de reconnaître que le régime constitutionnel a révélé, à travers les luttes de pouvoir, de sérieuses limitations paralysantes pour ses institutions.

5 - Les assemblées locales n’ont jamais pu être formées, le Conseil Électoral Permanent non plus. Les législatures successives ont été inopérantes. Sans doute, ce résultat est dû en grande partie à l’âpreté des conflits politiques. Il n’en reste pas moins que même dans la perspective d’une harmonie politique effective le régime serait exposé à des convulsions à cause des failles et faiblesses de la Charte. Celles-ci constituent autant de menaces à la gouvernabilité du pays, et on doit en tenir compte au moment où l’on s’applique à compléter la mise en place du régime politique de la Constitution de 1987.

6 – Cette constitution définit l’organisation de l’État, fixe un cadre à la vie politique. C’est à elle que l’on réfère pour restaurer (instaurer?) le régime politique saccagé par tant de turbulences. Ce sont ses failles, ses points d’ombre, ses dispositions utopiques et ses imperfections que l’on doit scruter pour se situer durablement dans la normalité de l’État de droit.

a) Le premier point à relever est le déséquilibre entre le Pouvoir exécutif et le Pouvoir législatif. Le Parlement est bicaméral. Chacune des Chambres exerce un pouvoir de contrôle considérable, avec tous les avantages du régime parlementaire : questionner, interpeller les ministres, faire et défaire les gouvernements sans le principal frein, la dissolution. En complément, le Sénat est doté de pouvoirs immenses comparables à ceux du Sénat américain. Le régime politique s’apparente à la fois à un régime d’assemblées et au parlementarisme pur et dur sans contrepartie. La profusion des organismes autonomes et assemblées à tous les niveaux, la multiplication des freins et contrepoids, l’interdiction de la dissolution du Parlement, l’inexistence d’une institution de contrôle de la constitutionnalité des lois sont susceptibles d’affecter la gouvernabilité du pays.

b) Arbitre et gardien de la Constitution, chargé d’assurer la continuité de l’État et le fonctionnement normal des institutions, le chef de l’État ne bénéficie d’aucune provision constitutionnelle explicite pour cette tâche. Il devrait disposer de moyens d’action et d’intervention suffisants et clairement définis en cas de force majeure - ce que dans le constitutionnalisme on désigne par «l’état de nécessité», distinct de l’état de siège. Quitte à lui imposer dans ces circonstances de consulter les présidents des Chambres, le Premier ministre et le Conseil constitutionnel dont les analystes, spécialistes et observateurs réclament à juste titre la création. Par ailleurs, le droit d’objection du chef de l’État aux lois votées, tel qu’aménagé aux articles 121 à 121-6, peut être réduit à peu de chose si l’on considère la majorité requise.

c) Le processus même de la formation d’un gouvernement à partir de la désignation du Premier ministre est un véritable parcours à obstacles pouvant favoriser l’expression exacerbée des intérêts partisans au détriment de l’intérêt national. Il comporte des risques de blocage de fonctionnement de l’État puisque rien n’est prévu dans le cas où le Parlement refuse indéfiniment d’entériner le choix du chef de l’État. Le cas s’est présenté en 1998.

d) Là où les clauses sont suffisamment imprécises et les vides assez importants on risque de déboucher sur des impasses. Exemples :

- L’article 134-1 qui stipule que la période de cinq ans du mandat présidentiel «commence et se terminera le 7 février suivant la date des élections. » Tout se passe comme si le scrutin présidentiel devrait immuablement être tenu à la date fixée à l’article 134-2, soit le dernier dimanche de novembre de la cinquième année du mandat. Le dernier scrutin présidentiel eut lieu le 7 février 2006 précisément à la date où le président élu devait prêter serment.

-Cette clause ne règle pas non plus le cas prévu à l’article 149 qui oblige à combler une vacance présidentielle dans les 90 jours au plus tard. Que se passerait-il en effet si un président était élu en avril en vertu de l’article 149 ? Devrait-il attendre le 7 février de l’année prochaine pour entrer en fonction ? L’article 149 a omis d’apporter les précisions nécessaires, contrairement aux constitutions antérieures qui prévoyaient des clauses appropriées.

- Ce même article 149, pas plus que le précédent sur l’empêchement temporaire, ne précise pas dans quelle situation il y a vacance. Il indique «pour quelque cause que ce soit », mais cette expression qui ratisse large peut donner lieu à des interprétations intéressées. S’il est facile de comprendre que le décès et la démission entrent dans cette catégorie, peut-on en dire autant d’un coup d’État, et même d’autres situations susceptibles d’entraîner une vacance comme l’incapacité physique ou mentale ?

- L’article 165 : «En cas de démission du Premier ministre, le gouvernement reste en place jusqu’à la nomination de son successeur pour expédier les affaires courantes.» Qu’arrive-t-il en cas de vacance du poste du Premier ministre pour des raisons autres que la démission (abandon, décès, incapacité physique par exemple)? Le cas de Rosny Smarth, Premier ministre démissionnaire, qui avait cessé de liquider les affaires courantes, avait donné lieu à une situation insolite où le chef de l’État fut réduit à remplir de facto la fonction de chef de gouvernement. Aucune disposition n’est prévue par la Constitution.

- Signalons en particulier le mode de nomination des juges comme sujet de préoccupation.

e) Il y a dans la Charte plusieurs trous dont pourrait malicieusement profiter le président de la République. Par exemple, il n’y a pas de délai obligatoire de promulgation des lois malgré le libellé de l’article 144 qui lui impute de les promulguer dans les délais prescrits par la Constitution, en référence aux articles 121 à 126. De même que les parlementaires peuvent utiliser impunément la tactique de la chaise vide, le président peut faire de la résistance en jouant sur les flous et les ambiguïtés du texte constitutionnel. Il peut retarder la promulgation d’une loi qui ne devient exécutoire qu’à cette condition. Ce cas s’est produit en février 1995 où la loi électorale votée par le Corps législatif ne fut pas sanctionnée.

f) Aucun délai n’est imposé aux Chambres pour disposer des projets de loi; des modalités de travail parlementaire pour chaque session ne sont pas prescrites. Les articles 92.1 et 92.2 fixent le nombre et les dates des sessions pour une législature sans indiquer ce qui pourrait advenir au cas où – cela s’est produit plusieurs fois – les Chambres n’étaient pas constituées selon le calendrier constitutionnel. Exemple, la crise institutionnelle de 1998-1999.

g) On pourrait continuer longtemps encore à relever des clauses, des vides ou des imprécisions qui font problème tant en ce qui concerne les rapports entre l’Exécutif et le Législatif que dans le champ des attributions des deux institutions du Pouvoir Exécutif. Outre la question de la mise à jour de la législation existante conformément à la nouvelle Charte, il existe par ailleurs un problème sérieux de lisibilité du texte à cause des formulations approximatives qui, sur divers points, peuvent donner lieu à des confusions qu’aucune autorité constitutionnelle n’est habilitée à dissiper. Les différentes majorités requises dans les élections. Par exemple.

- le député est élu pour une durée de quatre ans à la majorité absolue des suffrages exprimés dans les assemblées électorales (article 90-1 de la Constitution)
- à la majorité absolue, le sénateur ... est élu au suffrage universel exprimé dans la circonscription électorale... ( article 94-2)
- le président de la République est élu au suffrage universel à la majorité absolue des votants ( article 134)

Quelle est la différence entre suffrages exprimés, suffrage universel exprimé et votants? Les lois électorales successives ont buté là-dessus et les dépouillements ont donné lieu à des controverses en 1990, 1997, 2000, 2006.

h) Bien d’autres observations mériteraient d’être notées pour clarifier la situation des nouvelles institutions; pour aborder le cas précis de l’armée et des forces de sécurité et la question de la double nationalité.

i) Il y a une situation malaisée sur laquelle on va buter bientôt et que régissent des clauses non harmonisées de la Constitution. Au moment du vote de la Charte, il y avait 9 départements. L’article 192, apparemment basé sur ce fait, stipule que le CEP «comprend neuf membres choisis sur une liste de trois noms proposés par chacune des assemblées départementales.» Il ajoute que «les organes suscités veillent autant que possible à ce que chacun des départements soit représenté.» Or, il existe un 10ème département (Les Nippes) créé en bonne et due forme en vertu des articles 9 et 9-1 selon lesquels le nombre, les limites et l’organisation des divisions du territoire sont déterminés par la loi. Si on ne peut pas dire qu’il existe là une difficulté proprement constitutionnelle, force est de reconnaître que cette formulation est susceptible de générer des tiraillements d’ordre politique.

7) De ce qui précède il ressort qu’il y aurait urgence à agir. Or les modalités d’amendements établies au titre XIII, articles 282 à 284-4 sont d’une telle exigence en termes de majorité qualifiée et de procédures qu’il faudrait attendre plusieurs années avant de pouvoir modifier quoi que ce soit du texte constitutionnel et en faire appliquer les modifications. Le problème n’est pas de procéder à des amendements puisque la Charte ne l’interdit pas sauf en ce qui concerne la nature démocratique et républicaine de l’État et le recours au referendum. On aurait aimé alors pouvoir disposer de plusieurs niveaux d’amendements distinguant ceux fondamentaux qui se rapporteraient à la nature et à la structure du régime et ceux qui viseraient à corriger les défauts mécaniques, à combler les trous et à procéder à des ajouts d’urgence (la double nationalité par exemple). Tel n’est pas le cas.

8) Je pose des questions comme je le fais depuis plus de 10 ans : le pays peut-il continuer à vivre en danger perpétuel de déséquilibre institutionnel et les pouvoirs publics dans l’inconstitutionnalité? Combien de temps peut-il attendre, sans s’exposer à des crises, pour clarifier les règles du jeu, garantir la stabilité politique, revisiter les bases constitutionnelles d‘organisation de notre État de droit, simplifier les procédures sans pour autant sacrifier à la nature du régime politique et aux droits fondamentaux. Cela est possible, si on le veut, si le pays accepte de remettre à l’ordre du jour le pacte démocratique que ses forces vives avaient promu dans les années 80.

9) On doit observer que lors même que de tous les côtés on dénonce depuis plus de 15 ans les failles et les carences de notre Constitution les conditions normales de fonctionnement de l’État n’étaient point établies. Les crises successives ne pouvaient permettre le déclenchement du processus qui eût abouti logiquement aux amendements nécessaires selon les normes constitutionnelles. Les 44e, 45e, 46e, 47e législatures ont été inopérantes pour diverses raisons : mandat soudainement interrompu ou sérieusement perturbé par des coups d’État (1987-1990, 1991-1994); blocage institutionnel révélant incidemment les failles constitutionnelles (1998-2000); légitimité fortement contestée culminant dans une crise nationale majeure (2001-2004).

10) Dans le processus de normalisation et de ré-institutionnalisation de l’État, des dispositions spéciales et extraordinaires ont déjà été prises : gouvernements intérimaires, calendriers, décrets électoraux et CEP remaniés par voie de consensus, nonobstant les prescrits constitutionnels. Par exemple, le dernier dispositif de gouvernement intérimaire (2004-2006) ne procéda point de dispositions constitutionnelles spéciales en dépit de la démission alléguée du président Aristide, mais d’un compromis politique qui donna l’Accord du 4 avril 2004. Il serait donc logique de pousser à la recherche d’un accord national pour procéder à des amendements constitutionnels dont tout le monde ou presque admet l’impératif. Et même dans l’hypothèse où il est convenu que la meilleure solution est de se conformer strictement à la procédure d’amendements prévue par la Constitution, il n’est pas trop tôt d’inviter à la réflexion sur la question constitutionnelle dont précisément la procédure d’amendement constitue un élément clé.

CONCLUSION

Cette démarche de clarification de la mère de toutes nos lois se justifie en considérant les objectifs de l’instauration de l’État de droit qui postule l’élaboration d’une stratégie adaptée aux conditions du pays. Il faut reconnaître cependant qu’elle déclenche des résistances et alimente la méfiance. Celle-ci prendra de l’ampleur si on ne sait pas convaincre de la haute portée de l’opération qui n’est pas dirigée contre telle catégorie, tel individu ou en faveur de telle catégorie ou tel individu. Aussi, je préconise le maintien de la ligne pédagogique et l’extension de la consultation à l’échelle du pays, la démarche n’ayant de chance d’aboutir que dans la cadre d’un véritable dialogue national mettant les acteurs sociaux et politiques face à leur responsabilité patriotique.

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