mars 30, 2007

LE DESTIN CONSTITUTIONNEL DE LA REPUBLIQUE D'HAITI

Le Destin Constitutionnel de la République d’Haïti
Par le professeur Leslie F. MANIGAT

Communication faite, il y a quatorze ans, au IIième Congrès Français de Droit Constitutionnel (13-15 mai 1993) organisé à Bordeaux par « l’Association Française des Constitutionnalistes » et reprise comme cours-conférence à l’Institut d’Études politiques de Bordeaux

Il est classique de commencer toutes considérations sur les constitutions haïtiennes par l’affichage in limine litis de la constante historique d’un divorce entre le dire constitutionnel et son faire en Haïti. C’est une tradition bien haïtienne de soigner le contenu et la forme des prescrits constitutionnels au cours de débats passionnants en référence aux principes et aux normes de la ‘civilisation’ et même de la ‘modernité’ la plus avancée. On puise alors à toutes les sources étrangères, traditionnellement monarchiques anglaises et françaises, avant-hier belges, hier République Française, aujourd’hui américaines. On a une théorie de belles chartes fondamentales qui nous fait une vitrine constitutionnelle alléchante, illustrative de la stabilité de la règle constitutionnelle, mais en quelque sorte contra legem. Car dans la pratique, ces constitutions non seulement ne sont pas respectées,- l’histoire de nos constitutions successives est un cimetière bien fréquenté - mais que leur applicabilité souvent n’a pas été envisagée par leurs auteurs avec le souci d’en garantir le strict respect. Parfois même, c’est un exercice de style marqué par la surenchère savante de nos écoles de juristes réputées de classe internationale.

C’est ce que Frédéric Marcelin appelait « le choc comique » entre les prescriptions constitutionnelles et les pratiques politiques. Ne devrait-on pas dire plutôt « le choc tragique » car l’absolutisme haïtien violateur de nos constitutions est d’essence militariste, et la tradition veut que « la constitution, c’est du papier mais les baïonnettes sont du fer », selon un mot attribué au président Antoine Simon.. Pour justifier un des cas rares où un président s’est fait l’avocat et l’auteur d’une constitution ouvertement en contradiction avec la jurisprudence constitutionnaliste haïtienne de la séparation des trois pouvoirs, le président Vincent, en 1935, invoquait « les données de fait telles qu’elles se dégagent des réalités nationales vivantes », l’exigence d’une constitution « à la mesure exacte du peuple » qui tienne compte « de son histoire, de ses mœurs, de ses pratiques habituelles de gouvernement, de sa conception traditionnelle de l’autorité, de sa compréhension de la chose publique, des conditions vraies de son existence politique ».

Quels que furent les arrières pensées et objectifs démocraticides de Vincent au nom de son réalisme cynique et pratique, le double problème réel de la création de la norme constitutionnelle et surtout de son applicabilité ne relève pas de la seule volonté du constituant dont d’ailleurs l’œuvre une fois accomplie se transforme , se déforme et quelquefois même finit par dire le contraire de celle-ci, selon une problématique historique magistralement dégagée par Lucien Febvre traitant de la paternité de toute entreprise d’initiative créatrice humaine. Paradoxe et contradiction : le prescrit constitutionnel devient un acte « inexistant » ! Il y a d’abord la pesanteur historique, l’héritage du passé, c’est à dire cette tradition constitutionnelle bicentenaire haïtienne dont chaque nouvelle constitution est un aboutissement. Il y a ainsi, à chaque coup, la confrontation de l’intention des constituants avec les opinions, perceptions, représentations, images, croyances, attitudes, et comportements qui sont les composantes d’un droit empirique, j’allais dire « coutumier » (au sens historique sinon juridique), mais pas nécessairement vulgaire, conçu et vécu dans la collectivité et qui sert de référence instinctive pour l’appréciation, l’évaluation et l’acceptation. Il y a ensuite l’importance conjoncturelle d’un faisceau de phénomènes qui ont concouru à privilégier telles propositions de règles pour les consacrer et les élever à la hauteur de « normes constitutionnelles », rôle de l’article 291 en 1987. Tout ce contexte de toile de fond suggestif et permissif et même indicatif d’un registre normatif (à titre d’incitation et d’invitation) a porté l’historien Henri Irénée Marrou à préférer à la notion de « cause » celle des « conditions d’apparition », correspondant à ce que Jean André Arnaud appelle « l’avant dire droit législatif » ou « l’infra juridique » en pensant à la sociologie de la création de la norme juridique. Il y a enfin aussi la résistance et la confrontation des intérêts socio-économiques et politiques cristallisés dans les forces du statuquo et de l’inertie au changement. Sinon, les constitutions haïtiennes, « ignorées de nos populations », resteront des « constructions juridiques artificielles » et « continueront comme par le passé à cheminer côte à côte avec la nation sans jamais la rencontrer ». (Vincent).
Dès les débuts de notre indépendance, le président Pétion, connu pour le libéralisme politique théorique qu’il professait – un « républicanisme d’un Washington et d’un Jefferson » selon Dauxion-Lavaysse - justifiait de la même manière le fossé entre sa doctrine démocratique et sa pratique politique autoritaire, appelant cela des « vérités » venues de « réflexions » de « cabinet », alors que la réalité obéit à d’autres contraintes et exigences. Blanchet ayant invoqué un principe de Montesquieu dans une discussion avec Pétion, nous rapporte la réponse de celui-ci « : Oui, Montesquieu a écrit cela dans son cabinet, mais s’il était chef d’un gouvernement, il eût agi autrement ». Amrouche avait une belle formule pour dénoncer « le dire humaniste et le faire cabotin ». De fait, à l’orée de notre vie politique nationale, était inaugurée une tradition tenace dans l’histoire constitutionnelle haïtienne Un publiciste haïtien, Damase Pierre-Louis, allait appeler cela « les mensonges de notre démocratie ».

Une plus grande indulgence ferait parler des failles dans la gestion, généralement abusive, du pouvoir exécutif, qui expliquerait combien la théorie de la responsabilité est devenue le chapitre le plus fréquenté des juristes haïtiens pour traquer la faute à imputer : faute par commission (culpa in commitendo), faute dans la conclusion du contrat (culpa in contrahendo), faute dans le choix (culpa in eligendo), faute de négligence (culpa in negligendo), faute par omission (culpa in omittendo), faute dans la vigilance (culpa in vigilando), jeu favori avec mes étudiants en droit administratif d’alors (1954-1957) à la recherche d’exercices de travaux pratiques. La faute n’est pas expiatrice, mais fondatrice du droit positif sur lequel elle se construit comme un édifice bâti pour être visité plus qu’habité. Tout le monde fait son droit. On a l’habitude de prendre le droit au sérieux, et pour ceux qui ne le font pas, de faire comme si ! Histoire, Droit, Histoire du droit sont des points d’ancrage pour les contrepoints et les métamorphoses de l’évolution historique de la juridicité en Haïti.
À la genèse de notre histoire constitutionnelle, attestée dans les textes fondamentaux y relatifs, on peut distinguer une préhistoire constitutionnelle avec « les Bases Constitutionnelles » de l’Assemblée coloniale de Saint Marc en 1790, une protohistoire avec la Constitution louverturienne de 1801, et l’histoire de notre vingtaine de Constitutions de Dessalines à Duvalier qui jalonnent l’itinéraire bicentenaire des constitutions d’Haïti. Une préhistoire singulière préface l’apparition du phénomène constitutionnel en Haïti, avant même la première constitution métropolitaine de 1791 à Paris. Il s’agit d’un texte peu connu aujourd’hui hors du pays, mais intégré au mouvement constitutionnaliste français à contre-courant de la Révolution Française.

En effet, sous le double effet de la répercussion de la Révolution américaine de 1776 et de la réaction dans la colonie française contre les idées du siècle des lumières et de « la crise de la conscience européenne », un mouvement autonomiste s’est exprimé avec force dans le monde des colons propriétaires de Saint Domingue pour soustraire celle-ci à l’ordre colonial d’ancien régime. C’est dans ce contexte qu’une Assemblée générale des colons de la partie française de Saint Domingue décida de prendre en mains les affaires de la colonie et s’arrogea le droit de préparer une constitution autonomiste pour celle-ci. Des considérants étonnants et osés justifient une véritable sécession argumentant sur les différences de géographie, de mœurs, des intérêts économiques et sociaux et des considérations tenant aux États-Unis d’Amérique, pour une quasi-déclaration d’indépendance. Le troisième considérant à lui seul définit le projet entier : « Considérant que le droit de statuer sur son régime intérieur appartient essentiellement et nécessairement à la partie française de Saint Domingue, trop peu connue de la France dont elle est séparée par un immense intervalle ». Ce furent les fameuses « Bases constitutionnelles » (voir les annexes documentaires du tome 1 de mon «Éventail d’ Histoire Vivante d’Haïti » ), que nous avons baptisées la préhistoire constitutionnelle d’Haïti.
La protohistoire constitutionnelle haïtienne est remplie par la constitution louverturienne de 1801 au moment où « le premier des noirs » accède sans plus d’obstacles ni entraves, au pouvoir suprême dont elle est la consécration.. Cette Constitution de 1801 aménage un régime d’autonomie de Saint Domingue en faveur du général en chef et gouverneur de la colonie en lui assurant tous les pouvoirs de gouvernement, laissant à la métropole française un droit de contrôle d’autant plus théorique qu’il est a posteriori. Ce pouvoir personnel reconnu à Toussaint Louverture est à vie avec le droit de désignation d’un successeur. « J’ai pris mon vol dans la région des aigles. Il faut que je sois prudent en regagnant la terre. Je ne puis plus être placé que sur un rocher, et ce rocher doit être l’institution constitutionnelle qui me garantira le pouvoir tant que je serai parmi les hommes ».

Sur les bases constitutionnelles du despotisme absolu érigé par Toussant, aucun doute n’est permis : « Souvenez-vous qu’il n’y a qu’un seul Toussaint Louverture à Saint Domingue, et qu’à son nom tout le monde doit trembler ». Il est significatif que cette charte fondamentale établissant le « self- gouvernement » en termes autocratiques a été mise en vigueur avant toute possibilité de son acceptation préalable, d’ailleurs invraisemblable, par le premier consul Bonaparte.

L’histoire nationale proprement dite des constitutions haïtiennes va de celle de 1805 à celle de 1987, soit un espace-temps de 198 ans. Haïti est donc un vieux pays de longue tradition constitutionnelle, qui a consommé trois douzaines de chefs d’état, en ne comptait point les présidents provisoires des interrègnes. La moyenne est donc de six chefs d’état constitutionnels, mais si la constitution de 1843 n’a durée en fait que quelques mois, ceci est compensé quantitativement par celle de 1816 qui a eu une longévité de 27 ans et celle de 1889 également, tout comme pour la durée effective du mandat présidentiel des chefs d’état constitutionnels, cela va de mes quatre mois et demi au pouvoir compensés quantitativement par les 23 ans de Boyer. Ainsi, le fait constitutionnel haïtien appartient à la longue durée, et les constitutions elles-mêmes à la courte durée. Et puis, on a dénombré deux constitutions impériales contemporaines des premier et second empires français non par hasard, une constitution royale, six constitutions à régimes à vie, et le reste des constitutions à mandats à termes (généralement cinq ou six ans, avec l’exception du septennat par exemple sous l’empire de la constitution Salomonienne de 1879). Ce sont souvent des constitutions prolixes. Celle de 1816 comportait deux-cent quarante-cinq (245) articles, celle de 1843 deux cent onze (211) articles, celle de 1889 deux cent deux (202) articles et celle de 1987 deux cent quatre-vingt dix-huit (298) articles.
On peut dire de la dynamique évolutive des constitutions haïtiennes qu’elle se résume dans la recherche d’un quadruple élargissement de l’espace constitutionnel, et la lenteur, les difficultés et souvent la vanité de cet effort expliquent les avatars de nos créations constitutionnelles. Les meilleurs constitutionnalistes haïtiens ont voulu faire réaliser au pays le quadruple passage d’un réel constitutionnel vécu à fonder sur une évolution d’une gestion des affaires publiques personnelle à une institutionnelle, de celle des cadres à celle pour les masses, de la direction bureaucratique par une clientèle à une idéologique et professionnelle, et enfin d’une direction régionale à une autre assurant l’intégration nationale en harmonie avec les exigences d’une saine décentralisation. A ce dernier égard, les pulsions décentralisatrices civilistes ont souvent été contrées par un régionalisme qui a marqué les us et coutumes politiques et qui a fait du commandant d’arrondissement et surtout du commandant de département un duc fieffé : le régionalisme septentrional du général Nord-Alexis, le régionalisme méridional du général Antoine Simon. Le pouvoir central ne devenait pas fédéral pour autant, il restait segmenté et, pour éviter les sécessions ou scissions, le réalisme se faisait négociateur ou sinon, c’était l’insurrection et la guerre civile. La réalité constitutionnelle haïtienne a toujours été faite d’un quadruple déficit sur la possibilité de réussir le quadruple passage.
A la vérité, il faut se rendre à l’évidence qu’il y a eu dans la tradition haïtienne des constitutions stabilisatrices et des constituions révolutionnaires. Les premières sont pour ainsi dire « à plat », édictant un normatif équilibré à des fins régularisatrices du fait accompli d’un produit fini accepté même dans ses innovations tranquilles, comme la constitution de 1889, et les secondes sont « en relief », avec des aspérités et des saillies toujours sujettes à contestation et controverses, comme la constitution ultra-libérale de 1843 dont on a dit qu’elle était un « petit monstre ».
Les constitutions stabilisatrices organisent et aménagent la gestion du réel, telles la constitution de 1816, celle de 1889 et celle de 1916. Les constitutions révolutionnaires organisent et aménagent la projection du changement vers un avenir à créer, par rapport aux réalités concrètes qu’il faudra plier aux normes, par exemple celles des constitutions de 1806, de 1843 et de 1987. Les constitutions révolutionnaires, vu le contexte traditionnel dont elles veulent s’émanciper, sont de tendances « anti-présidentialistes » et sont décentralisatrices. Œuvre de visionnaires, elles demandent à passer le test de « l’exécutabilité », autrement dit il faut qu’on s’arrange pour s’assurer qu’il soit possible (ou plausible) de les exécuter. C’est dans cette dernière catégorie de constitutions surtout qu’il faut répondre à trois impératifs différents que le commun des mortels a tendance à mettre sur le même pied : une partie d’application immédiate (droits et devoirs citoyens, libertés publiques, etc.), une partie de mise en place progressive, à court terme (nouvelles institutions, structures d’appareils d’état, réalisation des délais des prescriptions constitutionnelles) et enfin une partie programmatique , de moyen et long terme pour la satisfaction des besoins collectifs, comme les droits sociaux dont, autrement, tout délai de réalisation serait automatiquement une violation de la constitution. Et autrement également, le chômage, par exemple, serait littéralement inconstitutionnel. !

Les caractères originaux de l’histoire constitutionnelle haïtienne peuvent être approchés de divers points de vue selon l’angle de visée choisi. Historien des constitutions, je voudrais, entr’autres, en retenir sept : leur inspiration française et francophile, le regard élitaire sinon élitiste qui est le leur, la perspective « tiers-mondiste » avant la lettre qu’on y décèle, le vieux fond d’hostilité à la libre admission du droit de propriété foncière aux étrangers longtemps publiquement avoué comme la règle et aujourd’hui encore perceptible, l’antinomie présidentialisme-parlementarisme en toile de fond sur un tableau de bord à prépondérance présidentialiste, les avancées progressistes parfois précoces à des moments forts de la poussée démocratique, le piège à répétition du « continuisme » des mandats présidentiels successifs contre quoi viennent buter les stratèges invétérés de réélections anti-constitutionnelles.

Les constitutions haïtiennes sont généralement d’inspiration française en ce qui concerne les principes fondamentaux. Les juristes haïtiens ont toujours été formés en France ou par le livre français. On dit le droit en se fondant sur la doctrine française et on argumente à coups d’arrêts français et de jurisprudence française. Il y a donc un modèle français. A la fin du siècle dernier, on trouve des diplômés haïtiens parmi les premières promotions de l’École libre des sciences politiques de Paris. Un des premiers sorti de l’École est l’auteur d’une compilation annotée d’un ouvrage pionnier sur « Les Constitutions d’Haïti » (Louis Joseph Janvier). Mais c’est la Faculté de droit de Paris qui a la palme car c’est le centre privilégié des « bonnes études » en France.

Boyer Bazelais y a étudié avant de jouer à la vedette étoile du parlementarisme en Haïti dans les années 1870s. Solon Ménos a son titre de docteur en droit qui, de retour en Haïti, lui a ouvert les portes de la célébrité et placé proche du pouvoir qu’il a convoité jusqu’au niveau d’une candidature à la présidence. Les lumières du barreau ont donné les principales constitutions Haïtiennes du 19ème et du 20ème siècles. Me Léger Cauvin est un des pères (avec Firmin) de la constitution de 1889, « l’immortelle ». L’École de Droit, créée à Port-au-Prince dans les années 1880s, sur modèle français et par des diplômés haïtiens des universités françaises, est la pépinière des juristes et hommes politiques qui se sont signalés pour l’organisation de l’État et le bon fonctionnement de la société civile en vue d’établir un état de droit dans le pays. Ces générations familières de leur Dalloz et qui citent les plus grands constitutionnalistes français des « écoles » doctrinales de Paris et de Bordeaux notamment, sont de celles qui ont connu dès le début du 19ème siècle le code civil avant la machine à vapeur.
La chose constitutionnelle est affaire de spécialistes. En Haïti, la minorité qui monopolise l’avoir et le savoir, détient le pouvoir, et c’est elle qui le conçoit, l’organise, l’aménage et le codifie. La « fabrication » de la constitution est son métier. Aussi les constitutions haïtiennes, à quelques exceptions près, sont-elles élitaires voire élitistes. C’est que le « peuple » n’a rien à y voir. Le pays rural analphabète majoritaire n’est pas dans le coup : c’est « le pays en-dehors ». On fait la loi en son nom mais pas pour lui. C’est même des fois contre lui : « le gouvernement contre la nation ». La minorité, qui est le pays légal par rapport au pays réel, fonctionne sur la base de l’existence d’ « échantillons de qualité » grâce aux mérites desquels elle monopolise la « représentativité » sociale et la « représentation » nationale. C’est une minorité éclairée, - donc nos constitutions sont de belles constructions savantes et capables de juridicité – et c’est une minorité nationaliste et légaliste – ce qui explique sa légitimité acquise à défendre et à illustrer la cause de l’égalité des races humaines contre les détracteurs de la race noire. De là le succès de l’ethno nationalisme dans la pensée juridique haïtienne.

Ceci nous amène à une caractéristique des plus originales de l’histoire constitutionnel d’Haïti..C’est la vocation « tiers-mondiste » avant la lettre qui a fait de l’espace national un espace politique ouvert aux originaires de pays encore colonisés, du fait d’une nationalisation automatique en vertu d’un jus sanguinis original. En effet, la constitution de 1816, une des toutes premières de notre histoire nationale, accorde la qualité d’haïtien à tout individu d’origine africaine ou asiatique de couleur, venu élire domicile sur le territoire haïtien. Dans son aspect d’ethno-nationalisme en action, le constitutionnalisme haïtien est unique en son genre. Mais il a mieux : les réfugiés politiques de la Révolution française de 1789 comme le conventionnel Billaud Varennes, les grecs en lutte pour leur indépendance dans les années 1830s et surtout avant eux les insurgés latino-américains de Miranda, Bolivar et Mina en tête, trouvèrent accueil et aide de toutes sortes y compris militaire, ce qui a permis à un Bolivar reconnaissant, de reprendre la lutte jusqu’à la victoire finale.

C’était la manifestation concrète d’une conception de l’état assumant son « devoir internationaliste ». On aboutissait ainsi à une expression universalisante d’un humanisme progressiste du nouvel état alors dans l’apprentissage de la conduite de ses relations internationales. Et ceci est à mettre en relation avec le fait qu’Haïti s’est érigée en modèle pour l’Amérique latine en matière de production de nouvelles constitutions, car la constitution haïtienne de 1816 a inspiré directement Bolivar dans le discours d’Angustura et dans d’autres écrits postérieurs, y compris le modèle du régime présidentiel et de la présidence à vie. Au tome 1 de mon « Éventail d’Histoire Vivante d’Haïti », j’ai rappelé « la grande admiration de Bolivar pour le système constitutionnel d’organisation du pouvoir haïtien de la présidence républicaine à vie, avec le droit pour le président de désigner son successeur, au point de le faire adopter dans la constitution bolivienne en faisant explicitement référence à la constitution de Pétion ».

Le vieux fond d’hostilité à la libre admission du droit de propriété foncière aux étrangers, longtemps publiquement avoué comme la règle, et aujourd’hui encore perceptible, fait partie du patrimoine historique constitutionnel haïtien. L’interdiction du droit de propriété foncière aux « blancs » ou étrangers jusqu’en 1916 (article 12 de la constitution de 1805, art. 7 des constitutions de 1846 et 1849, art. 5 de la constitution de 1867, art. 6 de la Constitution de 1889) est l‘expression économique d’un ethno nationalisme sur la défensive, « notre muraille de Chine », ce que Firmin appelait notre « xénélasie immobilière ».
En réalité, la mesure n’avait en soi rien d’extraordinaire pour l’époque. Le même Firmin en 1891 observe que « l’Angleterre avait fait pareil en refusant aux étrangers l’accès à la propriété immobilière ou territoriale. Elle y a renoncé seulement il y a une vingtaine d’années ». Dans la Russie tsariste, c’était la règle, en dehors de certaines villes. Même après son indépendance, la petite Trinidad, membre du Commonwealth avec le modèle de Westminster, maintenait cette interdiction de principe de la propriété foncière aux étrangers. Mais dans un pays à vocation agricole comme on le disait à propos d’Haïti, cette interdiction pouvait constituer un obstacle aux investissements étrangers dans l’agriculture haïtienne. Aussi sous le régime modernisateur de despotisme éclairé de Christophe dans la partie Nord du pays, la fameuse clause d’interdiction ne se trouve pas dans la constitution de 1807.

Au contraire, l’article 41 « garantit aux étrangers leurs personnes et leurs biens ». Plus tard, sous le régime modernisateur de Salomon, la loi agraire Manigat-Cameau de 1883, en relançant la réforme agraire en faveur de la paysannerie, s’occupa aussi d’autoriser et de permettre des compagnies étrangères par actions en leur octroyant le privilège de naturalité, c’est à dire l’accès conditionnel à la propriété terrienne. En outre, les savantes discussions sur le bail amphithéotique à la Société Haïtienne de Législation, ouvraient la possibilité de contourner l’interdiction formelle du droit de propriété par le droit d’usage pendant 99 ans. De toute façon, avec la venue de l’occupation américaine en 1915, ce verrou allait sauter par la volonté des occupants. Une conséquence de cette interdiction de la propriété foncière aux étrangers a été que ceux-ci se sont concentrés sur le commerce import-export qui leur était accessible, et était devenu la principale source d’enrichissement dans le pays : ils en ont fait leur monopole. Effet secondaire du nationalisme terrien vers l’aggravation de la dépendance externe.

Dans la tendance velléitaire à opposer le parlementarisme au présidentialisme traditionnel trop facilement despotique, le constitutionnalisme haïtien par réalisme a toujours donné la prépondérance au présidentialisme comme en Amérique laine, à l’exception des pays anglophones de la Caraïbe restés attachés au parlementarisme du modèle de Westminster. Un militarisme alors ombrageux et incontournable s’accommodait mal avec la tolérance démocratique sauf pour montrer les excès de celle-ci sous le régime de « lese grennen » de Saget (1870-1874) et celui de la « bamboche démocratique » de Namphy (1986-1988). Trois brèves exceptions confirment la règle. La première est représentée par la constitution de 1806 qui organisait le régime d’assemblée rien que pour s’opposer au gouvernement à venir d’Henri Christophe, la preuve en est la rapidité avec laquelle Pétion devenu président l’a laissé tomber.

C’était un piège dont Hugonin avertissait Christophe en lui disant qu’en vertu de cette constitution « il n’aurait pas plus de pouvoir qu’un caporal ». La deuxième est fournie par la constitution de 1843 dont la dérive ultra-libérale utopique a donné naissance à un « petit monstre » renié par son père à son baptême. C’était la plus « progressiste » des constitutions « anti-présidentialistes » que le pays ait connue. La troisième est la relativement longue parenthèse de l’ère libérale bazelaisiste triomphante à partir de Nissage Saget quand se fit une expérience de permission au parlement de jouer son rôle de contrôle et d’initiative parlementaires, mais sous un régime présidentiel autoritaire en vigueur malgré tout, comme cela se confirmera avec le gouvernement de Domingue, homme fort mis en place par un Saget sortant.

Depuis lors, le présidentialisme l’a toujours emporté en matière constitutionnelle, le plus souvent sous la forme autoritaire clairement affichée (1879) ou même dictatoriale ouvertement déclarée (1935), parfois avec des tempéraments et des garde-fous (1889, 1932, 1946), jusqu’à la constitution actuelle de 1987. Celle-ci, toute anti-présidentialiste qu’elle a paru le vouloir, n’a pas été plus loin que le refus du présidentialisme classique avec cependant, il est vrai, un pouvoir exécutif limité, conditionné, contrôlé, institutionnellement dédoublé (premier ministre), affaibli sinon même en intention ligoté (pas de dissolution des chambres, pas de réélection immédiate, conditions tatillonnes pour la révision constitutionnelle, indépendance théorique de l’organisation des élections par un Conseil électoral autonome). Mais la preuve que dans sa sagesse, la Constitution de 1987 n’a pas voulu en finir avec le présidentialisme, c’est son souci de laisser au président des responsabilités exécutives globales, et des attributions gouvernementales importantes, et son refus de verser dans le parlementarisme.

On a dit de cette constitution mixte ou hybride qu’elle s’est inspirée du modèle d’équilibre systémique de la Constitution de la Cinquième République Française. C’est vrai que le modèle fut emprunté de la France de la Vème République. La réussite de l’emprunt était-elle assurée ? Bien sûr que non. D’une part, chacun vous dira qu’Haïti n’est pas la France, avec le niveau de développement économique, social, culturel et politique français. Mais l’historien fera remarquer que la France est sortie du parlementarisme de la IVème République pour aller vers le présidentialisme sans y arriver toutefois avec la Vème République, tandis qu’Haïti est sortie du présidentialisme outrancier de l’ère des Duvalier pour aller vers le parlementarisme sans cependant y arriver, avec la Constitution de 1987.

Trajectoire historique de sens contraire, et cela importe. Il fallait donc ou renoncer à importer le modèle français ou adapter la greffe française à nos réalités en l‘entourant de conditions, de garde-fous et de garanties d’aménagement comme mesures d’accompagnement, en s’inspirant du système américain des «checks and balances ». Par exemple, la France a des reins solides pour affronter l’épreuve dite de la « cohabitation » entre un président élu choisi par une majorité présidentielle et un premier ministre choisi dans une majorité parlementaire en opposition par rapport au parti du président à la suite du résultat des élections législatives. Je doute qu’il en soit de même pour Haïti, d’autant plus qu’il y a cette circonstance aggravante qu’en France le droit de dissolution de l’Assemblée nationale existe, tandis qu’en Haïti, le président ne peut pas constitutionnellement dissoudre la Chambre pour organiser de nouvelles élections. La crainte d’un autoritarisme présidentiel excessif a été le commencement de la déraison.

Dans cette succession de constitutions changeables au gré des régimes, il y a bien eu des avancées progressistes parfois précoces dans l’énoncé des prescriptions constitutionnelles par rapport à leur temps. Par exemple, dès 1801, l’article 12 de la constitution louverturienne prescrit qu’il n’y a pas d’arrestation sans mandat. En 1805, la constitution impériale de Dessalines établit la liberté des cultes, la séparation de l’Église et de l’État, le mariage civil, le divorce. De 1832 à 1843, le pays expérimente l’opposition parlementaire avec l’éclat des débats et de l’éloquence parlementaires. La pratique des interpellations du ministère et des ministres est une réalité concrète issue de l’application de la constitution de 1889 et qui renverse des ministres sur vote de censure parlementaire. Le suffrage universel et le droit de vote féminin sont en usage à partir du milieu du 20ème siècle. Tout ceci n’a pas été sans luttes et sans victimes du combat démocratique.

Le verbe critique au nom de la constitution s’est fait payer cher : amendes, arrestations, emprisonnements, exil, morts d’hommes. Il y a eu un véritable martyrologe de la liberté de la presse et des droits humains avec des hauts et des bas, mais nos constitutions ont toujours trouvé des défenseurs de leurs prescriptions aménageant des boucliers et des garde-fous tout au long de l’histoire constitutionnelle d’Haïti, et ce fut le prix à payer pour les avancées constitutionnelles réalisées au bénéfice des citoyens..
Il faut enfin ne pas omettre un trait particulier de nos traditions historiques constitutionnelles, c’est le « continuisme » des régimes qui tentent d’organiser la réélection malgré l’interdiction constitutionnelle de la rééligibilité immédiate. Les constituants prennent souvent la précaution d’inscrire dans les prescriptions de la charte fondamentale la fameuse clause de non réélection immédiate des présidents, en réaction contre une inclination habituelle des chefs d’état en exercice de vouloir se perpétuer au pouvoir en se succédant à eux-mêmes dans un système appelé en Amérique latine « el continuismo » : le continuisme.

Tentation de rester au pouvoir pour un autre mandat. La réélection techniquement réussie de Salomon en 1886 occasionna et précipita quand même sa chute. Dartiguenave dut s’en aller du pouvoir (1922) non sans avoir en vain essayé de se représenter pour un mandat de plus. Borno s’en alla (1930) après avoir réalisé la vanité de se faire octroyer un « troisième terme » qu’il convoitait. Vincent échoua en 1941 à se faire consacrer l’homme de trois mandats successifs qu’il avait eu le temps de préparer avec la complicité d’un parlement docile. Estimé se fit descendre du fauteuil présidentiel (1950) après une tentative de réélection avortée. Magloire, à la fin de son mandat régulier en 1956 tenta de se faire reconnaître le pouvoir par l’armée, mais dut partir pour l’exil à l’échec de sa manœuvre « continuiste ».

Duvalier interpréta en 1963 une élection législative comme une décision spontanée du souverain de lui légitimer le maintien au pouvoir exécutif. Il a dû établir la présidence à vie que son fils et successeur perdra par sa chute en février 1986. Trujillo savait résoudre le problème en installant au fauteuil présidentiel un « proxy » ou « puppet » fidèlement consentant (« poupée toile ») pour tenir le temps d’un mandat intermédiaire. En Haïti, les faits ont eu la tête dure et ont consacré une « constante historique » dans cet ordre de choses anticonstitutionnel qui, fondé sur l’arbitraire, les intérêts économiques et financiers, la corruption et le poids de l’étranger, tendait à être immuable dans la violation de la charte fondamentale en faveur du continuisme par rapport au changement inscrit dans la constitution sous la forme de l’alternance ou alors postulé par les circonstances ?

Certes, la force d’inertie traditionnelle ou la manipulation des masses bloque ou freine l’aspiration à ce changement, et surtout, comme s’interrogeait déjà Pétrone : « que peuvent les lois là où ne règne que l’argent » ? Mais le petit coup de pouce désintéressé ou le sursaut collectif décisif ne devrait-il pas venir enfin d’une impulsion haïtienne intègre d’intervention délibérée et efficace ? De Firmin (fin du 19ème siècle au début de la crise de dépérissement de la société traditionnelle) à nos jours, on ne cesse de le répéter. Signe que nous autres les modernisateurs haïtiens des trois dernières générations n’avons pas été assez entendus ou que les routiniers vautrés dans le marécage du despotisme corrupteur rétrograde mais juteux pour eux, ont continué à l’emporter, jusques à quand ? C’est bien le cas de se demander : « Jusqu’à quand abuseras-tu de notre patience, Catilina ? » Le fameux « Quousque tandem abutere, Catilina, patientia nostra » ? !

En histoire, l’innovation créatrice pour une satisfaction nouvelle des besoins contre la tentation du statuquo, se trouve-t-elle par « miracle » comme le centaure ailé de la mythologie grecque est sorti vivant, casqué, spontanément, à point nommé, de la tête ou des cuisses de Jupiter ? En tout cas, la modernisation nécessaire de la superstructure politique par la démocratisation, comme impératif de la conjoncture haïtienne, est toujours à l’ordre du jour constitutionnel de l’heure. Elle ne se fera pas cette fois sans une refondation du contrat social haïtien bientôt bicentenaire. Un nouvel ordre constitutionnel est en gestation comme produit historique de la crise haïtienne contemporaine.
Bordeaux, mai 1993
L.F.M.

Aucun commentaire: